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602, ce n’est pas un nombre de kilomètres, mais celui de bornes en pierre, des vraies, qui jalonnent la frontière franco-espagnole d’un bout à l’autre des Pyrénées.
C’est au détour d’une randonnée dans le massif, du Port d’Ourdissétou à la réserve naturelle de Néouvielle en passant par les lacs de Cauillas et Ibón de Plan que nous avons découvert l’existence de ce marquage méconnu et joliment désuet. L’occasion de transformer notre voyage dans la vallée d’Aure et la vallée du Louron en un moment de réflexion sur les frontières et la nature.
Un récit initialement publié dans Les Others Volume 10 et rendu possible par Pyrénées2Vallées et KnowledgeCotton Apparel, partenaires de ce magazine.
Encore un effort. Quelques mètres dans les pierriers pour atteindre le col. Ou plutôt le port, comme on dit ici. Subtilité pyrénéenne qui a plus d’importance qu’il n’y paraît, car bien qu’on soit à 2 403 mètres au-dessus du niveau de la mer, l’étymologie est la même : un port est un passage et un point de rencontre entre deux mondes.
Le port d’Ourdissétou, où l’on vient d’arriver après une belle randonnée commencée à la frontale dans la vallée de Rioumajou, marque la frontière entre la France et l’Espagne. Une stèle symbolise cette limite et nous invite à poser avec malice un pied dans chaque pays. Insolite. Le geste est facile, la photo aussi. La raison d’être d’une telle séparation, beaucoup moins évidente.
Un peu plus loin, une croix jaune gravée dans un bloc de pierre porte le numéro 326. On demande à d’autres randonneurs s’ils savent ce que c’est. Ils nous expliquent qu’il s’agit là d’une des 602 bornes qui marquent la frontière franco-espagnole depuis les années 1850, numérotées d’ouest en est. On n’en avait jamais entendu parler ! Si leur présence peut faire sourire aujourd’hui, ces mémoires de pierre nous rappellent l’histoire transfrontalière des Pyrénées.
Comme les rivières, les côtes ou les déserts, les chaînes de montagnes ont historiquement offert des limites naturelles aux territoires. Puisque ces murailles de roches étaient là, c’est que « quelqu’un » en avait décidé ainsi. Courant de l’Atlantique à la Méditerranée, les sommets pyrénéens s’égrènent sans grande discontinuité, laissant peu de points de passage entre la France et la péninsule Ibérique. Un mur infranchissable pour nos voisins ? Parfait ! Ainsi, les 656,3 kilomètres de frontière suivent à peu près la ligne des crêtes, et celle du partage des eaux par la même occasion. Si les eaux ont choisi de se séparer ici dans deux directions opposées, il doit aussi y avoir une bonne raison. Non ?
L’eau, c’est bien ce qui nous a donné envie de venir marcher dans les Hautes-Pyrénées. La région fourmille de lacs et torrents. Néouvielle et ses soixante-dix lacs peuvent en témoigner. Elle est la première réserve naturelle créée en France, au cœur de la vallée d’Aure, et abrite une faune et une flore d’une grande richesse, dont des pins à crochets qui embaument toute notre randonnée. En tendant l’oreille, on peut même entendre les marmottes siffler.
On prend un peu de hauteur, le long du GR 10, pour admirer les lacs de Bastan. Le fond de la vallée se perd dans une mer de nuages qui monte peu à peu vers les sommets. Le soleil part se cacher derrière les montagnes, il est temps de monter la tente près du refuge. La nuit tombée, le spectacle peut commencer : loin de toute pollution lumineuse, Néouvielle est aussi reconnue comme une réserve internationale de ciel étoilé.
Le lendemain, on quitte la vallée d’Aure pour sa voisine du Louron. Chaussures de rando aux pieds, on commence à grimper vers le lac de Caillauas. Avec une surface de 45 hectares et plus de 100 mètres de profondeur, il est l’un des plus grands des Pyrénées. Le sentier monte en lacets à l’ombre d’une sapinière. On pénètre ensuite dans les gorges de Clarabide pour suivre le chemin des muletiers qui serpente à flanc de paroi, sur les traces des bergers et contrebandiers d’autrefois. Il faut rester prudents, le vide est là, et on ne voudrait pas finir dans le ruisseau qui gargouille en bas. Il est déjà bien tard quand on arrive au refuge de la Soula, un ancien bâtiment dédié aux ouvriers de la centrale hydroélectrique voisine, au charme particulier.
Au petit matin, on poursuit notre chemin vers le lac de Caillauas. Ensuite, on poussera jusqu’à celui de Pouchergues. Le groupe de randonneurs avec qui nous avons partagé notre dîner nous l’ont vivement conseillé. On se remet en jambes sur le sentier qui monte en douceur. Tout comme la brume, bien décidée à nous accompagner aujourd’hui. Notre itinéraire se fait de plus en plus difficile à trouver. On a ni téléphone, ni GPS. Une bonne vieille carte IGN fait des merveilles en temps normal, mais s’avère moins efficace quand on ne voit pas plus loin que le bout de ses pieds.
Une maison, ou ce qu’il en reste, apparaît dans le brouillard. Juste à côté, le ventre du barrage surgit de nulle part. L’ambiance est lugubre, le lac invisible. On en viendrait même à douter de son existence. Damien lance une pierre. Un « plouf » retentit. Nous voilà rassurés ! Quelques marcheurs émergent du brouillard. « Bonjour ! » « ¡Holà! » La communication n’est pas facile mais on comprend qu’ils nous conseillent de faire demi-tour. Eux se sont perdus et ont passé la nuit dans une cabane abandonnée. Perspective attrayante en temps normal, mais on n’est pas vraiment équipés pour cette fois.
Perdus dans la brume, on pourrait même se demander où l’on se trouve : en France, en Espagne ? Difficile à dire, la limite est ténue. Notre randonnée jusqu’au port d’Ourdissétou, avec un pied de chaque côté de la frontière, nous l’a déjà prouvé. Une question que les habitants du coin ont aussi pu se poser. Malgré le traité des Pyrénées, signé en 1659 pour assurer la paix entre les deux royaumes et considéré comme le tout premier acte de naissance d’une frontière moderne, cette dernière est longtemps restée bien abstraite. D’où les 602 bornes, plantées deux cents ans après pour apporter un peu de clarté dans tout ça.
Mais une frontière, aussi « naturelle » soit-elle, ne peut nier l’existence d’une organisation locale ancestrale qui reliait les vallées du massif pyrénéen entre elles, bien loin des ambitions politiques de Paris et Madrid. Les cols ou les rivières sont avant tout des points de contacts et d’échanges pour les habitants d’une région. Populations et nationalités coexistent, se mélangent, s’enrichissent, de part et d’autres des versants. Les troupeaux comme les hommes ne se sont jamais arrêtés à un panneau ou une borne, difficiles à trouver par ailleurs. Certains en ont fait leur spécialité et les recensent au fil de leurs randonnées transformées en jeu de piste.
L’Espagne est si proche qu’on ne peut résister à l’envie de passer de l’autre côté. On part explorer le Sobrarbe. Direction le lac Ibón de Plan dans le massif du Cotiella. Il est très asséché et la terre toute craquelée. On trouve tout de même un peu d’eau dans une rivière en contrebas où l’on convainc Nico de se baigner. Elle est froide, il paraît. On va déjeuner au village de San Juan de Plan, dont les ruelles et maisons centenaires se blottissent contre la montagne. L’ambiance et les tapas lèvent nos derniers doutes,on est bien en Espagne.
La conversation s’engage avec nos voisins de tablée. Eux font la navette entre la France et leur pays chaque jour ou presque. On en viendrait presque à se demander à quoi peuvent encore servir ces lignes imaginaires, que l’espace Schengen et le monde numérique semblent avoir abolies. Même les frontières naturelles, infranchissables autrefois, ne le sont plus vraiment.
Pire encore, elles bougent ! Sur d’autres sommets, Suisses et Italiens doivent ainsi faire face à un problème commun. La ligne qui les sépare passe par le glacier du plateau Rosa, entre la station helvétique de Zermatt et l’italienne Cervinia. Problème : la glace fond avec le réchauffement climatique, en déplaçant la frontière par la même occasion. Devant cette situation inédite, le concept juridique de « frontière mouvante » a été créé.
Les côtes sont peu à peu submergées, les rivières s’assèchent ou débordent, les montagnes s’érodent. Des îles et des glaciers entiers disparaissent. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) alerte sur les risques encourus par les territoires concernés. Que se passe-t-il quand ce n’est plus la géopolitique, mais les processus géophysiques, qui font évoluer les frontières ?
Notre voyage débuté de l’autre côté de la frontière, s’achève ici. Quelques minutes de route et on regagne déjà la France, aussi facilement qu’on l’avait quittée.
Photos : Fabien Voileau
En partenariat avec
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Forte de son héritage de 1969, la marque KnowledgeCotton Apparel fabrique des vêtements qui tiennent la route. Leur mission : proposer aux consommateurs soucieux de l’environnement des vêtements intemporels et durables, sans compromis sur le style, le confort ou la qualité. Toutes les pièces sont fabriquées par des partenaires certifiés, utilisant des méthodes et des matériaux durables. Le motto est clair : « Gain knowledge. Take action. Show respect. »
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Pyrénées2vallées
Créée en 2017, la marque Pyrénées2vallées unit la vallée d’Aure et la vallée du Louron dans les Hautes-Pyrénées. Avec ses multiples lacs et ses sommets enneigés et dentelés, la première rappelle les Rocheuses canadiennes. La seconde, elle, ressemble à une petite Suisse, paisible et magnifique. Deux vallées aux paysages complémentaires et à proximité de l’Espagne. Aujourd’hui, la marque représente quarante-six villages et quatre stations de ski, pour se faire plaisir toute l’année.
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