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S’attaquer au chemin des crêtes, c’est affronter un itinéraire sur le fil, qui défie le randonneur… Voilà le défi que se sont lancé Thomas, ses amis et leurs deux chiens de berger, Nessi et Gaïa, avant l’arrivée du printemps, sur la montagne de Lure. Au programme donc, deux jours de randonnée sur les crêtes de Haute-Provence.
Limite nord de la Provence et soeur jumelle du mont Ventoux, ce sommet est souvent appelée la « première montagne ». Son climat, son altitude et la sécheresse qui y règne en font un environnement exigeant pour deux jours de marche intense et une nuit en bivouac, entre chemins de pierre blanche, forêts de hêtres et reliefs escarpés. Le tout dans un décor digne des récits de Pagnol.
Une preuve de plus que la France cache encore des trésors méconnus. Un adage qu’on ne cesse de vous répéter et qui prend tout son sens cet été !
Une neuvième et dernière bouteille remplie d’eau vient rejoindre mon sac à dos. Nos affaires sont enfin prêtes pour cette randonnée sur les crêtes de Haute-Provence. Nous allons pouvoir partir pour cet itinéraire dont je rêve depuis de longs mois : la traversée du massif de la montagne de Lure en en suivant la crête.
Depuis chez moi, elle apparait plutôt douce, avec ses successions de collines et de combes. Depuis l’autoroute qui monte dans les Alpes du sud, elle est plus verticale, presque écrasante. Première montagne des Alpes en venant du sud, limite nord de la Provence, elle a été le territoire des histoires de Giono et des films de Pagnol. Mais loin des images de cartes postales, je sais, pour l’arpenter régulièrement, que la vie ici a pu être rude.
En cette fin du mois de mars, nous bénéficions enfin des conditions nécessaires à cette randonnée : il n’y a presque plus de neige sur les sommets et le temps est relativement doux. Plus tard, les alpages accueilleront de nombreux troupeaux et la chaleur rendra la marche impossible. L’itinéraire n’offre pas de point d’eau. Il nous faut partir avec toute l’eau nécessaire à ces deux jours de randonnées, pour trois humains et deux chiennes.
Dernier sac chargé dans la voiture. Nessi le « montagne des Pyrénées » – communément appelé patou – se fait prier pour y rejoindre Gaïa qui, elle, est déjà installée et impatiente de l’aventure qui s’annonce. On démarre et quelques kilomètres plus loin, à l’entrée du plateau de Sault, nous bifurquons vers Redortiers – Le Contadour. La voiture est laissée sur le bord de la route, après le village. Nous reviendrons la chercher dans trois jours après notre randonnée sur les crêtes de Haute-Provence. Nous équipons les chiennes de leurs harnais. Dans leurs sacoches, elles transporteront leurs croquettes et une partie de leur eau. Elles y sont maintenant habituées.
François, Bastien et moi chargeons enfin nos sacs à dos et nous mettons en route vers le pas de Redortiers, un col qui permet, à mi-chemin entre le Ventoux et le sommet de Lure, de passer dans la vallée du Jabron, au nord.
La route se transforme vite en chemin, puis en sentier. Pour l’instant, nous sommes sur un itinéraire balisé comme il y en a beaucoup dans le massif. Une première pause est faite au Jas des Terres du Roux, une ancienne bergerie de pierres sèches classée. C’est toujours impressionnant de se glisser entre ces murs. Le silence y a une saveur particulière.
Un peu avant d’arriver au col, le sentier s’incline vers l’est et rejoint enfin la crête. Les courbes douces du sud parcourues jusqu’à maintenant tranchent avec la verticalité du versant nord. Comme une lame dont seul un côté serait aiguisé, le massif se dresse dans le ciel bas-alpin, en miroir du massif de la Sainte Victoire, de l’autre côté du Luberon. Parcourir la crête de Lure, c’est jouer au funambule sur des sentiers de pierres blanches qui résonnent comme des os polis par le temps.
Parcourir la crête de Lure, c’est jouer au funambule…
Un bruit clair qui fait écho au chant de sonnaille des troupeaux. Les sommets, de pierres et d’herbe, sont souvent battus par le vent, les jours de mistral. Ils ont été le théâtre d’une vie foisonnante depuis le Moyen Âge, quand les colporteurs venaient y récolter des herbes aromatiques qui prenaient les chemins du nord et que le prieuré rayonnait sur la vie spirituelle provençale.
Pour l’heure, le chemin alterne entre traversées de grands étendues herbeuses et dénivelés dans les « fayées », ces forêts de hêtres qui couvrent une bonne partie des combes. Au XIXe siècle, les émigrés italiens y ont créé des charbonnières. Ils y ont construit aussi des citernes, pour récolter l’eau de pluie, nécessaire à la survie dans ce territoire si sec. Peu d’entre elles
ont survécu au temps.
Les combes abritent quelques sources, la crête aucune. Avec la fin du charbon, la nature reprend ses droits. La forêt s’étend à nouveau. Ce sont des silhouettes tordues et fantomatiques qui accompagnent nos pas, tout droit sorties d’un film de Tim Burton. Les feuilles mortes qui se sont accumulées dans certaines parties du sentier m’arrivent à mi-cuisse. Elles m’obligent à une forme d’avancée entre marche et nage. Gaïa et Nessi y disparaissent totalement, ce qui semble les amuser énormément.
Notre chemin suit parfois les chemins balisés du massif, reliés par des portions de sentiers forestiers ou des trouées de forêt. L’itinéraire n’existe pas, il faut le créer en s’aidant des cartes et des portions existantes, comme celles du « Tour de la montagne de Lure » que nous emprunterons plusieurs fois.
À l’ubac – du franco-provençal opacus : obscur, sombre, désigne les versants d’une vallée de montagne qui est le moins exposé au soleil ; le versant opposé est l’adret – l’ombre a permis de conserver quelques névés qui font la joie des chiennes et nous permettent d’économiser un peu d’eau.
La fatigue de cette première journée commence à se faire sentir et, le jour baissant, nous pousse à installer notre bivouac pour la nuit. La tente est vite montée et le repas du soir est avalé dans les derniers rayons du soleil qui se couche derrière le mont Ventoux, à l’ouest. Nous ne sommes qu’au début du printemps et à cette altitude, les températures deviennent négatives très vite en soirée. Mont Ventoux, Verdon et plateau de Valensole, Sainte-Victoire, massif des Monges et jusqu’aux Ecrins, loin au nord-est :
Le panorama autour de nous est incroyable…
Je reste un peu dehors pour photographier le ciel étoilé ; après tout, l’observatoire de Haute Provence n’est pas très loin, c’est que le ciel doit en valoir la peine. Avec la nuit, on distingue jusqu’aux lumières d’Aix-en-Provence, au sud. Je rejoins enfin le groupe qui dort déjà sous la tente.
Le lendemain matin, nous sommes debout avant que le soleil n’ait dépassé les montagnes. La condensation a fait geler les parois de la tente. Dans la précipitation de l’installation du bivouac, hier soir, je n’ai pas vérifié mon matelas qui ne s’est pas assez gonflé pour m’isoler du froid du sol : la nuit a été glaciale en ce qui me concerne. Nous nous dépêchons de faire chauffer de l’eau pour avaler un café et nous réchauffer. Nous démontons le bivouac dans les premiers rayons du soleil. Il faut à nouveau harnacher Gaïa et Nessi. Leur impatience d’hier a laissé la place à une forme de résignation, qui se dissipe dès les premiers mètres.
Le paysage change avec l’altitude : aux forêts d’hier succèdent maintenant des landes herbeuses et des sommets couverts de pierres calcaires, blanches comme des os et au bruit si clair quand on les entrechoque en marchant. Une impression de « seuls au monde » qui domine et qui reste : le bruit de nos pas fait détaler un troupeau de chamois. Nous dépassons le chemin qui descend vers la petite station de ski. Sans les chiens, nous aurions pu passer la nuit au gîte d’étape qui s’y trouve. Cela nous aurait aussi permis de transporter moins d’eau !
Notre chemin suit les oscillations de cette crête et les dénivelés s’accentuent, d’un sommet à un autre. Les montées me font souffrir : je reste à la traîne, sans doute à cause de la fatigue et du poids du sac. Nous nous arrêtons juste avant le sommet de Lure pour la pause déjeuner. Malgré l’altitude, le temps est doux : les chiennes, débarrassées de leurs sacoches et harnais, en profitent pour se rouler dans l’herbe et courir, libérées.
Nous repartons assez vite : il nous reste encore pas mal de chemin à faire et la lumière baisse. Le sentier passe entre les grilles des enclos destinés à protéger l’accès aux antennes : nous sommes au point le plus haut de cette randonnée, à 1 825 mètres d’altitude. Malgré le vent froid, nous restons un moment à admirer les crêtes et les sommets alpins qui s’étendent face à nous.
Le chemin redescend et la crête se fait plus régulière en dessinant un immense arc de cercle incurvé vers le sud. À intervalles réguliers, les randonneurs se sont amusés à construire des cairns de toutes dimensions. Nous dépassons le pas de la graille, un col où la route passe des ondes du sud à la verticalité du nord, et nous dirigeons vers le cairn 2 000. Construit à partir de pierres venant du monde entier, il mesure plus de 3 mètres de haut.
À partir de là, ce n’est que plus que de la descente, en suivant la courbe qui s’étend vers le nord. Nous retrouvons les forêts de hêtres. Bastien souffre, nous ralentissons l’allure. Nessi, la plus jeune des chiennes, profite de chaque pause pour s’endormir au soleil. Ce dernier commence déjà à s’incliner vers l’horizon : je n’avais pas prévu que les journées de marche seraient si longues et si intenses !
Côté nord, les pentes de cailloux se sont transformées en falaises et le parcours devient plus impressionnant : le large chemin des dernières heures fait place à un sentier en surplomb. La fatigue, les pierres et le poids des sacs nous font trébucher quelques fois. Une dernière photo du versant nord et on attaque la pente qui s’enfonce vers le piémont du massif, au milieu des hêtres et des buis. Je dévale presque en courant le dernier kilomètre avec Gaïa et Nessi, en fermant la bouche tant les insectes sont nombreux au milieu des buis sauvages.
Nous sommes passés de 1 300 à 500 mètres d’altitude. Les derniers lacets se font sur le chemin, au-dessus du village de Peipin, près de la Durance. Nous profitons d’une dernière pause pour appeler Annie, qui va venir nous chercher en voiture, la nôtre étant loin derrière nous. C’est aussi l’heure de s’habiller : nous sommes descendus sur le versant est et le soleil s’est caché derrière la montagne depuis longtemps déjà.
À l’arrivée près de la route, humains et chiens sont fourbus. Nous attendons encore un moment avant de voir arriver Annie, tout en profitant des dernières gouttes d’eau de nos gourdes. Je pensais avoir prévu ce qu’il fallait, mais il a tout de même fallu nous rationner un peu. Dans la voiture, le silence s’installe rapidement. Sur les visages, je devine la fatigue et, déjà, des regards qui se perdent dans les souvenirs de ce que l’on vient de vivre.
Demain, il faudra retourner chercher la voiture. Vider les cartes de l’appareil photo. Ranger les sacs. Préparer la prochaine randonnée, peut-être. Mais pour l’heure, c’est une soirée au coin du feu qui nous attend. Pour prolonger, les yeux dans les flammes, les moments que nous venons de partager dans la montagne.
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