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Aux extrémités du monde, le soleil se couche quelques semaines dans l’année, jusqu’au solstice d’hiver. Ce phénomène, c’est la nuit polaire. Une lumière crépusculaire envelope les paysages et dérègle parfois les esprits, comme le photographe Mark Mahaney nous le racontait dans notre onzième volume papier, Delirium.
C’est à cette période que Antoine Viot et ses amis se sont élancés sur le Kungsleden en skis nordiques. La “Voie Royale”, sentier mythique sur lequel nous avions marché lors de notre aventure dans le Sarek, traverse presque de bout en bout la Laponie suédoise sur 425 kilomètres.
Une première expédition en itinérance pour Antoine, pendant laquelle il a pu apprendre à dompter une pulka, résister à des températures polaires et admirer les aurores boréales danser avec les étoiles.
Début décembre 2020, Chamonix-Mont-Blanc. C’est tout juste la fin du confinement en France. Mon amie Maud m’appelle de Suisse : elle cherche un partenaire pour partir dans la nuit polaire de Laponie suédoise, au-delà du cercle polaire, dans moins d’un mois. Une expédition de quinze jours en autonomie complète sur le Kungsleden, équipés de fjellskis, des skis de randonnée nordique, et de pulkas, ces fameux traineaux.
L’idée est alléchante. Le seul problème ? Je n’ai jamais fait ça. J’ai bien passé un an au Svalbard, où j’ai connu des -25°C et la longue nuit polaire. J’ai aussi vécu trois mois dans mon C15 « aménagé » en plein hiver en Norvège, mais je n’ai jamais connu l’autonomie complète sur aussi longtemps dans des conditions polaires. Après quelques semaines à hésiter, à regarder la météo, à vérifier les cartes de neige, à checker tous les jours que les frontières ne se referment pas, nous prenons les billets d’avion et « go ! »
Enfin, »go »… Pas si vite. Il faut d’abord prendre le temps de préparer la nourriture et être certains que nous ne manquerons de rien au cours de cette petite expédition. Au menu, avoine, repas déshydratés préparés par Maud, riz, polenta, pâtes, 5 kilos de fromage, de la viande séchée, des fruits secs et des 4 kilos de brownies pour les pauses. En tout, environ 15 kilos de nourriture pour deux personnes pour 15 jours. Nous réaliserons ensuite que c’est insuffisant au vu de l’effort à fournir. Nous emmenons également avec nous tout le nécessaire pour vivre et dormir : tentes, duvets, tapis de sol, skis, doudounes, gants… Les pulkas sont pleines !
Au total, nous partons Maud et moi avec 100 kilos de bagages, ce qui se révèle être une aventure simplement pour se rendre au point de rendez-vous avec Jérémie et Célia, les deux amis qui ont lancé cette idée géniale. Nous devons prendre le train pour Zürich, où nous embarquons pour Stockholm avant de rejoindre Kiruna via le train de nuit, ce qui nous prendra près de 20 heures à cause de retards provoqués par la neige.
Après deux jours qui nous ont permis de tester le matériel dans la neige profonde (plus de 1 mètre), nous reprenons le train pour Abisko, véritable point de départ de notre expédition. Dès l’arrivée, c’est la surprise : Abisko est l’endroit le plus sec de Suède, un microclimat engendré par sa proximité avec la Norvège montagneuse, et il n’y a guère plus que 10 centimètres de neige au sol !
Nous allons donc commencer notre expédition… à pied, les skis rangés sur les pulkas. Nous longeons la rivière Abiskojökk quelques heures, à la lueur de la lune, jusqu’à installer notre premier campement. Il fait – 12°C, et nous croisons ce soir les deux seules personnes que nous verrons jusqu’à notre retour à la civilisation.
Globalement, nous avons prévu de suivre le Kungsleden, « Le chemin du Roi » en skis nordiques. S’il est très populaire en été, peu de gens s’aventurent dans ces grands espaces en hiver, et encore moins si tôt dans la saison. Nous sommes à plus de 68° de latitude Nord, 200 kilomètres au-delà du cercle polaire.
Cela signifie que le soleil ne passera pas au-dessus de l’horizon avant le 5 janvier. Nous ne le verrons jamais directement durant l’expédition, nous déplaçant dans les vallées. Les refuges sont fermés, même si certains conservent un petit dortoir ouvert en cas d’urgence. Il n’y a pas de réseau, nous avons donc prévu des balises satellites pour communiquer notre position quotidiennement à nos contacts restés en France (et appeler les secours en cas de besoin).
Nous avons fait le choix sur cette expédition de nous réveiller tôt, afin de profiter au maximum des quelques heures de clarté de la journée. La « routine » de l’expédition commence vers 6h00. Nous faisons fondre la neige qui servira à remplir nos thermos et préparer le petit déjeuner dans la tente. Puis vient la pénible étape de sortir du duvet pour enfiler les vêtements qui nous protègeront du froid. Après quoi, nous pouvons plier la tente et paqueter à nouveau nos pulkas. En tout, il nous faut deux heures pour être prêts.
Le 31 décembre est notre premier jour complet à tirer les pulkas. Nous mettons les skis aux pieds dès que nous sortons de la forêt pour pouvoir glisser sur le lac gelé (après avoir vérifié l’épaisseur de glace). Nous terminons la journée par 300 mètres de montée exténuante. À chacun de nos pas, les traineaux n’ont qu’une envie : redescendre et nous entraîner avec eux. Il faut lutter pour gagner le moindre mètre d’altitude. Un effort récompensé par un réveillon autour d’une fondue sur le réchaud.
En ce premier jour de l’année, nous commençons dans des collines pour ensuite arriver sur un long système de lacs et rivières gelés que nous suivrons toute la journée. Le vent a soufflé assez fort les jours précédents et a complètement évacué la neige de la surface des lacs, ce qui nous permet de laisser nos traineaux glisser derrière nous presque sans les sentir. Il faut néanmoins rester vigilant : lorsque le lac se rétrécit et que la vitesse du courant augmente, seule une fine couche de glace arrive à geler, et elle ne supporterait pas notre poids. L’un d’entre nous en fait d’ailleurs l’expérience et se retrouve avec un pied dans l’eau jusqu’au genou. Nous profitons ce soir d’une pleine lune sur le lac et de quelques aurores boréales.
Le lendemain, nous nous réveillons par -16°C pour passer la journée dans un paysage chaotique formé d’anciennes moraines, déposées dans ce fond de vallée par les avancées et retraits de glaciers lors du dernier âge glaciaire il y a près de 10 000 ans. Nous observons un troupeau de rennes, qui restent à distance : dans cette région, ils vivent en semi-liberté, dans des enclos immenses matérialisés par des barrières grillagées plantées à perte de vue, et assez « intéressantes » quand il s’agit de les passer avec les pulkas !
Le 3 janvier, nous reprenons notre chemin à la lueur de la pleine lune. Le ciel, très clair, contraste avec la grisaille de la veille. Après une heure de montée, nous arrivons à un col qui domine la vallée dans laquelle nous allons passer toute la journée. Nous essayons de profiter de la descente sans se faire rattraper par nos pulkas qui n’ont qu’une envie : nous mettre à terre ! Toutes les techniques sont essayées : la plaquer contre soi, entre ses jambes… Finalement il semblerait que le plus efficace soit de descendre assis dessus, comme un bobsleigh !
Une fois au fond de la vallée, nous avons droit à de superbes lumières jaunes à travers les nuages, et nous profitons de ces espaces vides et infinis. Seule les traces d’un skieur, probablement de plusieurs jours, nous précèdent…
Le jour suivant, nous avançons toute la matinée entre moraines et rivières, jusqu’à une gorge raide descendant à la vallée suivante. Alors que nous arrivons à des cabanes où nous prévoyons de faire la pause de midi, je repère un élan à quelques centaines de mètres.
Je monte mon téléobjectif sur mon appareil, dépose ma pulka, et nous commençons à nous approcher de lui en rampant, toujours les skis aux pieds pour ne pas s’enfoncer. Nous avons tout loisir de l’observer pendant 30 minutes, sans le déranger, avec les lumières du lever/coucher du soleil. Pourtant, il est 13 heures !
Après la pause casse-croûte, nous décidons de faire une journée double, et de pousser jusqu’au refuge du Kebnekaise où nous espérons trouver un local d’hiver pour passer une bonne nuit au chaud. Aux 12 kilomètres de la matinée, nous en ajoutons donc 14. Les 13 premiers se passent bien, nous sommes presque en vue de la station, à 18h30.
Mais les dernières longueurs se font dans 30 centimètres de neige fraîche, sans traces et en montée ! Nous arrivons une heure après, éreintés, et nous découvrons un minuscule cagibi en lieu et place du refuge d’hiver espéré ! Mais après un bon repas, nous dormons à poings fermés.
Nous avions prévu, pour le 5 janvier, de réaliser l’ascension du Kebnekaise, point culminant de la Suède (2 099 mètres). Nous laissons les pulkas en bas et commençons à monter les pentes enneigées. Cependant, après deux heures de montée nous réalisons que les conditions de neige sont trop risquées et le risque d’avalanches trop important.
Nous nous rabattons sur un sommet de moraine, vers 1 500 mètres, qui domine Nikkaluokta, notre prochaine étape. La descente est encore une autre partie de plaisir : nos fjellskis sont parfaits pour skier de longues distances sur le plat, mais dans le jour blanc, en descente et en l’absence de maîtrise du télémark, nous passons la majeure partie du temps le nez dans la neige !
Le lendemain commence avec des températures étrangement élevées, aux alentours de 0°C. Nous nous éloignons du sublime massif du Kebnekaise, avec une lumière rosée de lever de soleil sur les sommets environnants. Mais en traversant certains lacs, nous réalisons qu’il y a une couche d’eau liquide au-dessus de la glace solide, invisible sous la neige.
Nous nous enfonçons et la neige s’accumule sous les peaux de phoque, rendant la progression pénible. La température diminue rapidement dans la journée, jusqu’à descendre sous les -8°C. Nous arrivons en début de soirée à Nikkaluokta, premières maisons habitées que nous voyons depuis notre départ de Kiruna. Nous installons le campement à proximité du lac.
Lorsque nous nous réveillons au matin du 6 janvier, nous ne savons pas encore que ce jour sera le dernier de notre expédition. Il fait -16°C alors que nous reprenons notre route en direction du Sud-Est, afin d’arriver vers Porjus dans six jours. Cependant, dès les premières heures de marche dans la forêt, nous réalisons qu’aucune trace n’a été faite avant notre passage, et devons donc nous relayer tous les quatre pour ouvrir le chemin dans 30 centimètres de poudreuse, en pleine la forêt. La moindre montée de quelques mètres de dénivelée prend plusieurs minutes à suer et ahaner jusqu’à hisser la pulka.
À midi, nous faisons une pause afin d’essayer de nous réchauffer les pieds. Certains d’entre nous ont des chaussures très anciennes, qui ont malheureusement pris l’eau et ressemblent à présent à des carapaces de glace, douloureuses et dans lesquelles les pieds gèlent. Les faire fondre à proximité du réchaud à essence ne se révèle pas des plus probants.
Nous faisons le point, et réalisons qu’il serait imprudent dans ces conditions de nous aventurer sur les plateaux isolés qui nous attendent pendant près d’une semaine, d’autant que du gros temps et des températures très basses sont prévus. Nous décidons de changer de direction et de rentrer à Kiruna en suivant un système de lacs. Après une heure à tracer dans les buissons et arbustes couverts de givre, nous arrivons sur ce lac, immense, sans fin. Les nuages bas nous masquent l’horizon et donnent l’impression que nous n’avançons pas.
Nous nous arrêtons sur le lac, proche de la rive, et montons le camp. Et alors que nous nous préparions à aller dormir, et que la température descend allègrement sous les -20°C, le ciel s’embrase de vert, et des aurores boréales illuminent le paysage pour une féérie qui durera plusieurs heures. Nous avons pris la décision un peu plus tôt de finalement rentrer le lendemain, c’est donc une dernière nuit incroyable qui nous est offerte par l’Arctique.
C’est la dernière fois que nous chaussons les skis nordiques dans le Kungsleden ; sauf pour ceux d’entre nous dont les chaussures gelées ne leur permettent pas de les enfiler et qui marcheront avec leurs chaussures de camp en duvet. Il fait -35°C, le ciel est d’une clarté absolue, et nous allons bénéficier de cette incroyable lumière mauve qui fait la particularité de cette période de l’année dans l’Arctique.
Nous traversons le lac dans un silence absolu, troublé simplement par le chuintement de nos skis dans la neige fraîche. Après une traversée de la forêt musclée, nous arrivons à la route, où le taxi nous récupère. Fin de la première aventure, nous profitons d’une douche chaude et d’un sauna bien mérités !
Il nous reste cependant une semaine en Suède (et un peu de nourriture !) Nous en profiterons pour aller explorer la banquise autour de Luleå, mais le récit de cette seconde expédition sera pour une prochaine fois…
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