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En 2015, la web-série américaine Chef’s Table produite par Netflix nous présentait 6 chefs de renommée mondiale dans des épisodes de 40 minutes. Parmi eux, l’argentin Francis Mallmann retenait notre attention par ses méthodes et sa façon de vivre. Quelques temps après, il acceptait de répondre à nos questions. Une interview publiée dans notre troisième volume papier aujourd’hui disponible en ligne, accompagnée du récit de voyage de Laura Austin, photographe de l’aventure.
[dropcap]C[/dropcap]omme beaucoup de grands chefs internationaux, Francis Mallmann a choisi la France pour faire ses armes en haute cuisine. Comme beaucoup d’entre eux, et non sans sacrifice, il y aura appris la précision, l’abnégation et l’exigence de l’excellence. Mais la comparaison s’arrête là. Pour devenir le chef le plus influent d’Argentine et l’un des meilleurs au monde, il aura fallu à ce personnage à part faire machine arrière. Destination : la Patagonie. Là où les restes encore fumants du brasier qui réchauffait, jadis, la maison de son enfance, l’attendaient de pied ferme.
Depuis plus de trente ans aujourd’hui, niché comme un symbole sur une petite île qui fait face à la Cordillère des Andes, Francis défie le monde de la cuisine avec un élément qu’il vénère plus que tout : le feu. Nous avons eu la chance de nous entretenir avec lui, curieux d’en savoir plus sur cette force à la fois physique et spirituelle qui l’anime depuis tant d’années. Avec passion, il nous raconte cet amour qu’il éprouve pour ce qu’il y a de plus simple et porte un regard avisé sur l’homme qu’il est devenu aujourd’hui.
Parce qu’il nous a permis de passer de la mastication à la cuisson des aliments, le feu est ce qui nous a fait évoluer en tant qu’êtres humains. Qu’est-ce-que cet élément représente pour vous ?
Le feu est le silence caché de l’Humanité. C’est un élément modulaire qui se trouve au-delà de toute connaissance. Un élément qui était présent en nous bien avant notre naissance. Personnellement, il a été auprès de moi depuis aussi longtemps que je me souvienne en Patagonie. Nous vivions dans une maison très reculée, entièrement régie par le feu. Je l’ai toujours vu comme quelque chose de fragile et brutal, tendre et plein de démons à la fois. Apprendre à travailler avec le feu est l’histoire d’une vie. C’est aujourd’hui une extension de mes mains, de mon âme, de mon aura.
Alors qu’on l’associe souvent à la masculinité, vous dites que « pour cuire un bon barbecue, il faut avoir une intuition féminine très forte ». Qu’est-ce-que vous voulez dire par là ?
Les hommes ont peur de leurs aspects féminins. Moi, je les étreins. La cuisson au feu est vue comme quelque chose de machiste, et pourtant son langage est plus proche de la femme que de l’homme. Les femmes sont plus sages, plus fortes et plus calmes que les hommes. Exactement comme le feu. Vous avez besoin de l’impulsion et de tous les sens aiguisés d’une femme d’expérience pour cuisiner avec cet élément. Faire un feu, c’est comme faire l’amour : seul un homme qui accepte son côté féminin peut entièrement satisfaire une femme. J’y travaille toujours…
Après votre apprentissage de la cuisine d’excellence en France, vous êtes revenu à des techniques de cuisine profondément ancrées dans les traditions sud-américaines. Ce retour aux origines a-t-il aidé à la construction de votre identité en tant que cuisinier ?
Tout à fait. Cette cuisine classique est au cœur de mon artisanat, à chaque fois que je démarre un feu, que je tiens une poêle ou que j’enfourne une miche de pain.
Qu’est-ce-que le jeune garçon Francis Mallmann penserait aujourd’hui du chef mondialement reconnu ?
Je l’imagine stupéfait, niché sur une colline, le regardant avec beaucoup de perplexité. Il sait que l’homme qu’il est devenu aujourd’hui est toujours gouverné par les mêmes nuages violemment amenés des Andes par le vent d’Ouest. Ces nuages, apportant larmes et bonheur, ont été ses plus grands alliés dans la vie. L’enfant et l’homme ne se sont jamais séparés. Ils ont la même mesure de respect l’un envers l’autre. Un respect qui n’est pas quantifiable en mots ou en nombres, mais bien dans le silence de ce vent qui a finalement été porteur de ses plus grands succès.
En 2009, vous publiez un livre intitulé « Seven Fires: Grilling the Argentine Way ». Pouvez-vous nous parler de ces sept feux ?
J’ai l’impression de seulement commencer mon travail avec le feu. “Seven Fires” a été une première manière de partager le peu de connaissance que j’ai de ces méthodes, directement inspirées de mes racines argentines et de ses natifs. Tout ce que je sais leur appartient. Onze mille années de vie sont incomparables avec les soixante que j’ai passées à tenir sur mes pieds.
Le feu est un élément incontrôlable, qui cherche constamment à conserver sa liberté et peut vite prendre le dessus si on détourne son attention. Un peu comme vous, non ?
Un peu comme moi, oui. C’est ce qui fait que nous sommes si suspicieux l’un de l’autre. Nous sommes toujours en alerte. C’est au-delà de notre contrôle, et c’est ce qui nous tient éveillés.
Vous et votre équipe voyagez toute l’année pour cuisiner un peu partout dans le monde. Une cuisine sans frontière, c’est le message que vous voulez faire passer ?
Oui, c’est un véritable style de vie. Un message envoyé aux gens pour les aider à s’affranchir de leur routine et à combattre leurs peurs. La vie est bonifiée en extérieur. C’est d’ailleurs la meilleure des écoles pour les enfants. Je crois qu’ils devraient tous passer la moitié de leur journée à l’extérieur. On s’y crée un outil de guérison indispensable pour le reste de sa vie.
Je n’aime pas les écoles, et je suis très critique à propos de leurs méthodes. Elles ont été créées pour que les enfants soient occupés à déranger quelqu’un d’autre pendant que les parents travaillent. Puis, ceux qui ont de fait été dérangés ont fini par créer un système militaire qui annihile les rêves des enfants. Ces rêves, pourtant, devraient être le langage de l’Humanité. Tous les jours, notre plus précieux trésor se perd dans les frontières injustes et suspectes de l’enseignement. L’Humanité est en train d’écraser l’artisanat de manière alarmante. C’est très inquiétant.
Qu’est-ce-que le four moderne et la cuisine contemporaine de manière générale n’ont jamais réussi à remplacer, des milliers d’années plus tard ?
Le romantisme du silence, probablement, et le profond respect pour la nature.
La préparation d’un feu et le temps de sa combustion appellent au rassemblement. Son importance va bien au-delà de la performance culinaire ?
Tout à fait. Le feu est la base d’un rassemblement festif et silencieux, qui touche les gens bien au-delà de la causette habituelle. Il procure un sentiment de confort qui vous suit pendant plusieurs jours ensuite.
Propos recueillis par Nicolas Legras
Photos par Laura Austin
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