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Où aller quand la grisaille hivernale pèse de tout son poids, que l’envie d’ailleurs se fait sentir et, surtout, qu’on aime grimper ?
Bien sûr, la France regorge de secteurs magnifiques, que ce soit dans les Calanques de Marseille, les falaises du Grand Est ou les mythiques blocs de Fontainebleau. Récemment, on vous emmenait aussi tâter le granit d’Ailefroide, dans le massif des Écrins.
Mais c’est du côté de la Sicile que Ashley et René, fondateurs de Karma8a, ainsi que leur ami Livien, se sont envolés. La plus grande île de Méditerranée a le mérite d’offrir du soleil toute l’année et des secteurs paisibles, « falaise devant, mer turquoise derrière. » Ils nous racontent leur climbing-trip improvisé, entre villages paisibles, sourires partagés et voies pas toujours bien équipées… Bref, Ils nous livre un beau retour sur leur trip d’escalade des falaises en Sicile.
Nous sommes en Janvier 2020, une année que j’ai décidé de placer sous le signe de l’action. Comme beaucoup de personnes en milieu de vingtaine, je suis désabusée. J’aspire à vivre plus que le « métro-boulot-dodo ». Livien, mon meilleur ami, vient de rentrer d’un trip en solo de trois mois en Inde. René, un autre ami, a lui mille idées d’escapades. Tous les trois, on grimpe. Pour le frisson, le flow, la performance aussi, parfois. Chacun à notre niveau, chacun avec nos objectifs. Tous les trois, on est en transition vers un mode de vie qu’on ne subit pas.
Un lundi soir, on décide comme ça, sur un coup de tête, de partir en faire de l’escalade en Sicile. On trouve des billets, un logement et une voiture pour un prix dérisoire. L’île regorge de spots d’escalade et on peut louer des cordes sur place. Et si, finalement, c’était aussi simple que ça ? De l’envie, des copains motivés et des falaises ensoleillées.
Deux semaines plus tard, on est parés. Les visages plein d’excitation et les chaussons accrochés aux sacs à dos. Deux Français rencontrés à l’aéroport nous glissent que les secteurs d’escalade en Sicile sont difficiles d’accès. Mais on n’est pas vraiment inquiets. Plutôt qu’un voyage planifié au millimètre, on préfère jouer la carte du destin.
Arrivés à Palerme, on est accueillis par une immense falaise qui s’élève dans le ciel azur, majestueuse. Bingo, ça va bien se passer. On ouvre de grand yeux durant tout le trajet qui nous mène à l’hôtel. D’un côté, les chaines de montagnes défilent. De l’autre, la mer. Les kilomètres s’enchaînent, le soleil baisse, dans une caresse orangée. Une atmosphère irréelle plane sur ce panorama inconnu qui recèle de promesses.
Notre point de chute est une résidence 4 étoiles à la décoration kitsch, bien loin de nos habitudes et de notre style outdoor. Pour la première soirée, on s’offre une bière au Locale, juste à côté. On y fait la connaissance de Shana, un hairstylist sri lankais qui vit entre Palerme et Milan. Il nous embarque dans les ruelles pour nous présenter son ami français qui dîne à Maison Bocum. L’ami en question et un Sicilien nous accueillent à bras ouverts. On leur parle de nos projets escalade en Sicile et ailleurs et de nos vies. Je demande à Shana quel conseil il se donnerait s’il pouvait remonter 20 ans en arrière.
« Toujours partager des moments. Être honnête, aussi, c’est ce qui te rend humain. »
Le lendemain, avides de plages et toujours sans cordes, on prend la direction de San Vito Lo Capo, à deux heures de Palerme. Au volant de notre Fiat Panda blanche, enivrée par le soleil, je prend le rythme de conduite des locaux. Mes acolytes me répètent de les laisser doubler, qu’on a le temps. Mais les vagues étincelantes et les villages déserts encerclés par des montagnes immenses m’appellent. Je veux voir ce qu’il y a plus loin. Alors j’appuie sur l’accélérateur.
Heureusement, René a une bonne vue. Aux abords de San Vito, il aperçoit un pictogramme « escalade » sur une enseigne. Clignotant à gauche, demi-tour vers « El Bahira ». C’est LE spot d’escalade en Sicile où séjourner quand on est mordu de corde. C’est bon, on l’a trouvé notre lieu d’exception pour de joyeuses ascensions. L’accès aux voies est direct depuis le camping. Il y a une cuisine extérieure commune pour manger entre grimpeurs et s’échanger des tips. Chaque automne, ils organisent même un festival de grimpe !
L’un des employés nous dit d’aller voir « Daniele » à la YMCA Climbing House pour choper nos fameuses cordes. Il est introuvable alors on débarque plus tard à Scalart, la salle de bloc de Palerme. Ils nous confient le matériel, un topo old school et nous recommandent certains secteurs avec enthousiasme.
Au dîner, on échange sur nos expériences en falaise, l’appréhension de la chute. Pour Livien, « c’est important de tomber pour désacraliser le truc ». René affirme qu’ « il faut arriver à passer l’étape » et moi, j’admets que je m’accroche à mes prises comme une malade.
Cette angoisse de lâcher prise, je la retrouve le lendemain, à Valdesi, un secteur à vingt minutes de là, près de Mondello. Les relais qui équipent les voies sont un mystère. Aucuns ne se ressemblent. Spit unique, double chaîne, maillons libres rouillés… On reste incrédules, tous français que nous sommes, habitués à des équipements nickels. À la peur de tomber s’ajoute un facteur sur lequel nous n’avons aucun pouvoir. Qu’est-ce qui nous attend là-haut ?
Les jours suivants, on prend nos habitudes. Sur le chemin de San Vito Lo Capo, on traverse toujours un village (ou plutôt une rue) presque fantôme. La première fois, c’est son nom, « Purgatorio » (le purgatoire), qui nous intrigue. La seconde, ce sont des marionnettes à taille humaine. Certaines sont assises au café, d’autres sur le bord de la route. Un habitant nous explique que c’est une tradition locale pour célébrer les morts.
Sur notre trajet vers Torre Issulida, notre spot favori, on aime aussi s’arrêter Chez Mario. On y boit de vrais Americano, on y achète des sandwichs délicieux et Mario nous reçoit toujours avec le sourire. Le panorama « falaise devant, mer turquoise derrière » devient notre lot quotidien. Dans ce havre de paix, seuls le « clic » des dégaines, nos éclats de rire et nos cris résonnent dans le vent et le clapotis des vagues. On s’en met plein la vue quand on arrive au relai : rien de plus efficace que la beauté vertigineuse du paysage pour annihiler l’angoisse de la chute.
« Falaise devant, mer turquoise derrière. »
Cette théorie se révèle particulièrement véridique lorsqu’on décide d’explorer une grotte de San Vito. Le côté atypique du secteur nous séduit. Assis dans le soleil, surplombant la Méditerranée, on goûte à notre chance. Ce à quoi on n’avait pas pensé, c’est que le vent pousse les embruns au fond de cette grotte, rendant les parois savonneuses. René en fait l’expérience lorsqu’il part en tête et nous lance, arrivé au relai : « le spit tourne sur lui-même ». Dans quelle galère est-ce qu’on a été se fourrer ?
René est là-haut, sans maillon libre pour faire la manip’ au point d’en-dessous. Il redescend à sa dernière prise, enlève la dégaine, opère une traversée sur la gauche pour finir dans la voie parallèle. Mais le « relai de l’espoir » est en pire état que le premier : « Les deux points sont rouillés, il faut que je revisse celui du haut parce qu’il sort de la paroi. Il y a un maillon accroché à une cordelette. » En bas, je fais abstraction de tout. Son calme me rassure. S’il ne panique pas, je n’ai pas de raison de paniquer. N’est ce pas ?
René fait sa manip’, me demande de le prendre sec et de le redescendre. Il fait des petites blagues, nous dit qu’il y a de l’eau sur les dégaines. Je reprends mon souffle lorsqu’il pose un pied à terre. Silence général, soupirs de soulagement. Malgré nos années de pratique et nos stages avec des monos, on n’était pas préparés à ça en venant faire de l’escalade en Sicile.
Un peu sonnés, on redescend au premier secteur pour éviter que cette ascension se transforme en traumatisme. Les choses se passent sans accroc. Épuisés mais apaisés, on part faire un tour dans San Vito Lo Capo. On s’accorde une glace, on joue avec des chats sur la plage, on respire. Le soir, on s’endort sans demander notre reste.
Après tant de sensations fortes, on arrête l’escalade en Sicile et on s’octroie une journée de balade. Dans Palerme, on reste discrets spectateurs de la vie quotidienne. Ici, une dame descend un seau depuis son balcon pour récupérer des provisions. Là, des autels cachés. Au coin des rues, des étales débordent de fruits et légumes. Dans les cafés ombragés, des petits vieux discutent. Ces « petits vieux » si sympathiques que René arrête d’un sourire et d’un « Ciao » pour les immortaliser sur sa pellicule. Avec leurs bérets et leurs vestes en cuir, ils nous donnent le sentiment d’être dans Cinema Paradiso.
Encore plus à Cefalù, à une heure en voiture sur la côte. Le dédale de ruelles donne à cette petite ville un air de forteresse. On se perd dans les venelles colorées. Dans une cour, des enfants jouent au football sur fond de rap italien, à l’abri des regards. Près de la mer, certains pêchent. D’autres se prélassent au soleil. Plus loin, un surfeur solitaire part à l’assaut des vagues. On s’aventure nous aussi dans l’eau fraiche. Les Siciliens nous observent avec amusement.
Au coucher du soleil, René explore avec son appareil photo. Avec Livien, on se pose sur un banc devant la jetée. On admire silencieusement le ciel bleu clair se marbrer de rayons incandescents. Puis on rentre à Palerme en imaginant comment vivre ainsi, plus longtemps. Chez Haiku, un restaurant vegan, on échafaude des plans. Chaque soir, c’est notre refuge. Là où on fait le plein d’énergie après s’être nourris d’œufs durs embarqués par dizaine au buffet de l’hôtel, le matin.
Pour notre ultime journée de grimpe sicilienne, on retourne à Mondello. Cette fois, on se dirige vers « Pablo ». Pendant l’approche, j’aperçois une feuille blanche coincée sous une pierre. Une Slovène a laissé une note au Britannique à qui elle a prêté ses chaussons. Il ne les lui a pas rendus. Elle a inscrit son numéro de téléphone et son mail. Improbable.
Ce n’est que le début. En arrivant au spot, on se retrouve face à un campement de fortune. Dans une grotte, un lit pliant, une chaise en plastique sur laquelle sont posés des vêtements, une bouteille de shampoing, des croquettes pour chien, un foyer pour le feu. L’endroit est désert mais quelqu’un vit ici. On aperçoit aussi un mausolée en pierre et une croix bricolée avec deux bouts de bois. Frissons. Mais ce que l’escalade nous a appris ces derniers jours, c’est qu’il faut faire abstraction. Alors, on déballe nos cordes.
Je monte une première voie en tête et réalise que les trois voies qui nous ont tapé dans l’oeil finissent toutes sur une corniche lisse. Encordée à gauche, j’attache la seconde corde à mon baudrier pour la placer sur le relai de droite. Arrivée à la dernière dégaine, je commence la traversée. Sans tension dans ma corde, j’imagine toutes les situations de chute. Je respire calmement et fait enfin ma manip’. Nous voilà parés pour travailler une belle 6A.
Les mouvements sont délicats, fins. On y va. On recommence. Enfin, on parfait le geste. C’est la dernière. C’est notre favorite. Confiant après deux essais en moulinette, René s’y aventure en red point (le redpoint ou point rouge consiste à réaliser une voie en libre en utilisant les ancrages uniquement pour s’assurer et après avoir pratiqué le parcours au préalable, ndlr). C’est sur sa bucket list de l’année.
À l’autre bout, je scrute ses gestes. Un pied à poser loin. Un sloper à saisir dans un renfoncement sur la droite. Un blocage de respiration avant la réglette. Un talon à caler à gauche avant la corniche. Pour ne pas troubler sa concentration, je l’encourage à voix basse. Il opère un sans-faute. Quelle meilleure façon de conclure notre aventure ? Et l’homme de la montagne aura même fait son apparition, avec son chien. Il vit bien ici. Il nous a souri. On a troublé sa solitude avec nos cris, mais ça valait le coup.
Dernier réveil, dernier petit-déjeuner et dernier trajet dans notre Fiat Panda… D’habitude, je suis nostalgique de ces derniers instants. Mais pas cette fois. Je sens que c’est le premier voyage d’une longue série. Où ? Quand ? Rien n’est certain. Sauf cette envie commune de grimper. Ensemble, ailleurs, encore.
Beaucoup de projets nous attendent à Paris. Je vais travailler sur ma peur de la chute, continuer à gratter dans mon petit carnet. Pour ne rien oublier. Ni le supplément bagage. Ni la gentillesse des Siciliens qui nous ont laissé les doubler à la sécurité parce qu’on était en retard pour notre vol. Et enfin, le bus qu’on a raté pour rentrer de Beauvais à Paris parce qu’on avait un petit creux. La prochaine fois, on saura.
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