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Le risque, c’est ce moment où le danger est proche, où la probabilité qu’un événement indésirable se produise est élevée. Un espace que les plus aguerris apprennent à réduire au prix d’années d’entraînement, de préparation et de calculs, avec l’ambition d’accomplir leurs exploits, de maîtriser l’imprévisible… pour revenir de leurs aventures en un seul morceau !
Le goût du risque, le freerider Aurélien Ducroz le savoure au quotidien. En quinze ans de carrière, il a skié les faces les plus impressionnantes du globe. Mais après quatre victoires à l’Xtreme de Verbier et deux titres de champion du monde, il lui fallait un nouveau défi à relever : en 2008, il descend de ses montagnes pour embarquer sur un voilier, et traverse l’Atlantique en solitaire seulement deux ans après.
Quelques jours avant de prendre le départ de la Transat Jacques Vabre 2019, on recontre Aurélien Ducroz pour qu’il nous explique comment il est parvenu au plus haut niveau sans jamais céder aux sirènes du danger. Équipe, matériel, conditions… À la barre comme sur les skis, l’enfant de Chamonix ne laisse rien au hasard. Avec, en ligne de mire, l’équilibre parfait entre risques et plaisir.
Une rencontre rendue possible par l’équipementier norvégien Helly Hansen, qui suit Aurélien Ducroz dans ses aventures depuis 2008, et initialement publié dans Les Others Volume 10.
Aurélien Ducroz : Quand tu as des passions comme les miennes, tu as forcément une vision différente des autres de ce qu’est un « risque acceptable ». Le principal, c’est de ne jamais franchir la ligne rouge.
D’abord, il faut écouter son corps et son humeur. La prise de risque dépend aussi de la connaissance que l’on peut avoir de soi-même. Ensuite, il faut connaître parfaitement son environnement. En ski, ça passe par un suivi constant des conditions, et notamment du manteau neigeux qui évolue sans cesse, avec le vent, les chutes de neige, les températures… Il faut être sur le terrain en permanence, pouvoir comprendre, analyser et combiner différents modèles météo pour repérer les bonnes fenêtres et les bons spots. Et quand je dis “bon”, je parle des conditions de neige bien sûr, mais ça veut aussi et surtout dire safe.
Pendant la série Cham’Lines*, on me questionnait fréquemment sur mes prochaines lignes, mes prochaines sorties. Mais je n’en avais aucune idée : c’est la météo qui décide ! Parfois, tu rêves d’une ligne. Mais il faut attendre que les conditions soient parfaites à cet endroit précis, et pas ailleurs. Ça peut prendre des années ! Et puis un jour, ça y est. Tout est réuni, c’est le moment où jamais de se lancer.
Alors là, c’est différent. J’arrive dans un endroit que je ne connais pas, au milieu, en fin ou au début d’une saison, sans aucun repère. En Roumanie par exemple, c’était l’inconnu. Je n’avais aucun contact sur place. Dans ce cas, il faut prendre le temps d’analyser le manteau neigeux, comprendre ce qui s’est passé les semaines, les jours précédents, sur plusieurs zones différentes. Pour ça, on crée des coupes dans la neige. On essaie de comprendre les différentes strates pour repérer les couches de faiblesse, les points problématiques en fonction des faces, des versants… On y passe beaucoup de temps car la montagne est un environnement complexe.
Il y a une quinzaine d’années, je suis allé en Alaska pour la première fois. On est arrivés sur un glacier, déposés par un petit avion en haut d’une face incroyable. Mais je n’avais aucune information. C’était la panique à bord. Ce que je voyais là sous mes skis paraissait bien trop dangereux par rapport à mon environnement habituel, ça ne pouvait pas marcher.
Avec les mêmes conditions à Chamonix, il aurait suffit que je pose mes skis et tout dégringolait. J’ai refusé d’y aller ! Mais les conditions sur ces sommets là n’ont rien à voir avec Chamonix, la neige colle de manière complètement différente sur le rocher. Tu peux skier des faces perpendiculaires avec 1,5 mètre de poudreuse ! C’est dément. C’est pour ça qu’il y a toujours des vidéos de ski incroyables en Alaska. Avec une journée pareille dans les Alpes, je rentre tout de suite chez moi ! Il faut donc avoir une connaissance dingue de la neige, mais aussi de tous les environnements différents.
Toutes ces années de ski m’ont apporté beaucoup d’expérience et des compétences bien spécifiques, mais les guides ont cette vision plus globale, cette faculté à pousser la réflexion au maximum en prenant en compte tous les paramètres. Je me sens bien avec ces gens-là. La montagne est un milieu risqué. En tournage, c’est encore pire, tu peux avoir tendance à l’oublier et ne penser qu’aux images. Là, ça devient dangereux. Quand on est plusieurs, il y a moins de chance que ça arrive. J’ai grandi dans une famille de guides. Mon père, mon grand-père… J’ai toujours eu cette culture du guide et un respect infini pour ce métier. Quand on part faire des lignes très freeride, des fois un peu extrêmes, il faut être bien entouré.
Parfois, tu rêves d’une ligne. Mais il faut attendre que les conditions soient parfaites à cet endroit précis, et pas ailleurs.
En 2016, on est allés descendre le couloir Mallory, sur la face nord de l’Aiguille du Midi, avec le snowboarder Xavier de Le Rue. Je suis peut-être bon en ski, mais là ça relève carrément de l’alpinisme ! Du coup, on est partis avec Tony Lamiche et Alex Pittin, deux guides extrêmement forts techniquement, des passionnés de pente raide et de vrais cordistes. Avec Xavier, on a beau avoir couru le championnat du monde pendant dix ans, quand on est arrivés en bas, on s’est regardés et on s’est dit « Ouah. Là, c’était quand même un gros dossier ! » Les guides me permettent d’aller plus loin et de mieux skier. Ils me rendent bien meilleur techniquement.
La toute première carte de FATMAP publiée était la vallée Chamonix. D’un coup, on avait tout en 3D et une vraie visibilité pour préparer une ligne. « Est-ce qu’en remontant ce couloir, on pourra basculer de l’autre côté ? » On peut tout voir, tout imaginer. C’est un super outil. Pouvoir retracer en 3D l’itinéraire en rentrant, c’est super sympa et ça apporte aux films quelque chose de plus. Aujourd’hui, peu de gens sont capables de lire des cartes IGN, mais beaucoup peuvent lire des cartes FATMAP. Il faut vivre avec son temps. Les technologies évoluent, il faut savoir s’en servir et profiter de ces évolutions. Elles sont rarement faites pour mettre des bâtons dans les roues. C’est même très sécuritaire !
À partir du moment où tu fais carrière, tu es un exemple. Surtout pour les plus jeunes. C’est pour ça que je fais attention à être bien entouré, et à toujours mettre la sécurité au premier plan. On a sorti une trentaine d’épisodes de Cham’Lines, mais on a au moins essayé d’en tourner 45 ! Parfois ça passe, parfois non, il faut savoir faire demi-tour. Mais il y aura toujours des gens qui vont se planter après avoir vu Cham’Lines, malheureusement. On aura beau dire qu’il faut être bien entraîné, équipé et encadré. S’ils y vont n’importe comment, tu ne peux rien faire !
J’ai pris des risques toute ma carrière, mais je ne me suis jamais blessé. Ça vient sûrement de mon éducation de la montagne. Grandir à Chamonix ce n’est pas anodin. C’est une bulle particulière, même par rapport aux autres stations de ski. C’est vraiment la haute montagne, au milieu des glaciers, sur les grandes parois, avec les crevasses, les chutes… Le danger est partout et quand il y a un pépin, c’est souvent chez nous. On grandit avec une vision différente de la nature et une dimension sécuritaire renforcée.
La mer, ça a commencé sur un coup de tête. Quand on m’a demandé d’être parrain du bateau d’Adrien Hardy il y a une dizaine d’années, je n’avais jamais mis les pieds sur l’eau ! J’ai découvert cette coque minuscule de 6m50 de long, un prototype à moitié bricolé. Adrien prend le départ de la Mini Transat, de La Rochelle à Bahia, en solitaire et sans aucun moyen de communication. Pas d’ordinateur, une carte papier sur laquelle tu fais des points. Complètement dingue…
À un moment, on voit que le bateau n’avance plus pendant 48 heures, mais on n’a aucun moyen de savoir ce qu’il se passe. Puis on le voit débarquer au Brésil. Il est même remonté à la 6e position après être reparti 18e ! C’était incompréhensible. Il nous explique qu’il a démâté. Mais on voit que le mât est bien planté sur son bateau ! Il a réussi à le remettre, tout seul, en pleine mer ! Même au port personne n’est capable de le faire. Il a inventé tout un système avec des bouts du bateau démontés… Comment, après vingt-deux jours en mer, dans un état de fatigue bien avancé, tu peux avoir l’idée et la force de faire ça ? C’était hallucinant.
Alors j’ai acheté le même bateau et je suis parti traverser l’Atlantique. J’ai dû tout apprendre, mais c’est ça qui m’a passionné. La découverte, l’apprentissage, la progression. C’est bon de repartir à zéro, de ne pas rester perché sur son petit nuage. C’est pour ça que j’ai toujours aimé la compétition. L’adversité permet d’évoluer, de se remettre en question et d’avancer.
Je me suis rendu compte qu’il y avait deux choses à prendre en compte : l’élément et la trajectoire. Et c’est exactement ce que je fais en ski ! J’ai un point de départ, un point d’arrivée et des éléments avec lesquels composer entre les deux : des avalanches, des crevasses, des cailloux… J’ai retrouvé ce mécanisme de lecture du terrain, de la neige, de la météo… Plus les jours passaient, plus je me sentais bien à bord, et plus le bateau allait vite. Moi qui partait pour une aventure personnelle, je me suis retrouvé à faire la course pour de vrai !
Je suis skieur, pas marin, et j’ai encore beaucoup de travail avant de rattraper François Gabart, mais les milieux de la montagne et de la mer sont finalement très similaires. Tu rencontres le même genre de personnages à la Compagnie des guides de Chamonix ou sur le port de Lorient. Ce sont des sages qui ont une connaissance extrêmement pointue de la nature. D’ailleurs, ils s’entendent et se comprennent très bien.
Il y a quelque chose de semblable à se retrouver seul en haut d’un sommet ou au milieu de l’Atlantique. C’est assez dingue.Tu te réveilles, t’es fatigué, mais tu regardes autour de toi et tu te dis « Il n’y a que moi qui voit tout ça, je suis seul au monde… » Un lever de soleil c’est un lever de soleil. Mais celui-là, il n’y a que toi qui le voit. On est un peu dans une autre dimension, au-dessus du monde.
Aujourd’hui, peu de gens sont capables de lire des cartes IGN, mais beaucoup peuvent lire des cartes FATMAP. Il faut vivre avec son temps.
Oui, bien sûr. Au départ, ces disciplines ne sont pas vouées à la compétition. Mais à partir du moment où tu veux l’appeler discipline, si tu n’as personne qui peut l’incarner, qu’il n’y aucune structure, aucune industrie, c’est compliqué. La compétition et l’adversité font avancer les choses, le niveau, le matériel, l’implication des athlètes et ainsi de suite. Pour le freeride, l’Xtreme de Verbier a commencé en 2004. Aujourd’hui, c’est la même montagne, avec les mêmes bonhommes ou presque, mais ça n’a plus rien à voir. J’ai eu la chance d’y être de 2004 à 2015, et quand je regarde ma toute première ligne de 2004 j’ai l’impression d’être un demeuré !
Ils ont réussi à faire évoluer le sport en créant ces compétitions mais ils ont réussi à laisser le maximum de liberté dans la pratique. Tu as un point de départ, un point d’arrivée, et tu es 100 % libre de faire ce que tu veux entre les deux. Une montagne, il y a 10 000 manières de la skier. C’est pareil en mer : chacun sa course, sa vision, son envie et sa manière d’aller de A à B. Bien sûr, il faut le faire le plus vite possible. Mais j’ai toujours été davantage en compétition contre moi-même que contre les autres. L’autre, ce n’est pas une donnée maîtrisable.
En freeride, la seule chose que tu peux contrôler, c’est toi et ta ligne. Il m’est arrivé de réaliser un run exactement comme je l’avais imaginé. Tu arrives en bas, tu poses le dernier saut, il te reste 200 mètres, mais tu as déjà les bras en l’air parce que tu as gagné contre toi-même. Le classement, ce n’est pas si important.
C’est compliqué. Sur les réseaux sociaux, c’est surtout la course à la connerie. Et ça, c’est super dangereux. Aujourd’hui, tu ne signes plus des contrats par rapport à tes compétences mais par rapport à ton nombre de fans ! L’aspect sportif est mis de côté. J’ai eu la chance que tout ça n’arrive qu’à la fin de ma carrière. J’ai eu le temps d’acquérir suffisamment d’expérience avant l’arrivée des réseaux sociaux. Mais pour les plus jeunes, c’est autre chose. C’est à celui qui va avoir le plus de likes et va donc prendre le plus de risques. Ça devient incontrôlable. Dans les années 2000, c’était la vidéo la plus dingue, le segment le plus fou. Aujourd’hui c’est la minute la plus folle sur Instagram…
Quand je vois ce qui se passe en alpinisme aussi, je trouve ça ridicule. Mettre des cordes fixes pour tirer les gens sur l’Everest ou faire le mont Blanc pour faire le mont Blanc, c’est stupide. On a banalisé la pratique, les gens prennent des risques monstrueux, ils ne se rendent pas du tout compte des dangers ! Pour conduire une voiture, tu dois passer le permis et mettre ta ceinture. Eh bien pour monter un sommet, il faut aussi des connaissances et de l’équipement. Mettre un holà, re-sensibiliser sur les vrais enjeux de la montagne et ne pas vendre ça comme monter au sommet de la tour Eiffel, ça me semble plutôt être une bonne démarche.
En mer, il y a deux choses à prendre en compte : l’élément et la trajectoire. C’est exactement ce que je fais en ski !
Le voyage, la découverte de nouvelles montagnes et de nouvelles cultures, et surtout le plaisir. Typiquement, aller à l’Everest ne m’attire pas du tout. J’aurais peut-être un projet en Himalaya un jour, mais ce sera parce qu’une face est belle, que j’ai envie de la skier. Certainement pas pour cocher un 8 000 ! L’altitude, la raideur, je m’en moque. On m’a proposé de partir sur de grosses expéditions, mais je veux faire ce qu’il me plaît, là où je me sens bien et compétent pour le faire. Je ne cherche pas à faire un coup. Quand je pars en Roumanie, j’ai juste envie d’aller voir ce qu’il se passe là-bas.
Je pars pour la transat Jacques Vabre*, déjà. Ensuite, ce sera la saison d’hiver. J’ai envie de découvrir des endroits où ça ne skie pas habituellement. Mais les lieux exacts, ça dépendra de la météo. Comme d’habitude, toujours au dernier moment ! Peut-être l’Albanie, la Jordanie, l’Afghanistan… Je vais aussi retourner en Iran pour skier un volcan, le plus haut sommet du pays, avec un ami iranien. Il habite au pied de cette montagne qu’il n’a jamais pu skier, parce que c’est quand même une petite expé qui nécessite un peu de logistique. On ne se fait pas un 5 600 du jour au lendemain. Pas moi, en tout cas ! Mais c’est son rêve, alors on va aller le partager.
Photos : Eric Gachet — Cam McLeod — Dan Ferrer
En partenariat avec
Helly Hansen
Depuis sa fondation en 1877, Helly Hansen ne cesse de développer des vêtements qui répondent aux exigences des professionnels. Parmi les leaders de la confection de vêtements techniques de haute performance pour la voile et le ski, mais aussi de vêtements de travail premium, la marque norvégienne continue d’innover pour aider les pros et passionnés à vivre pleinement, au contact de la nature. Helly Hansen est à la source d’une longue liste d’innovations, dont les premiers tissus imperméables souples, il y a plus de 140 ans.
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