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À la question « Pourquoi voulez-vous grimper l’Everest ? », l’immense George Mallory avait répondu aux journalistes : « Parce qu’il est là », signant les quatre mots les plus célèbres de l’histoire de l’alpinisme.
Les sommets exercent sur l’Homme une force inexplicable. Mélange de défis, de conquête et d’admiration pour ces géants éternels ? Les raisons de se lancer dans une ascension dépassent l’entendement de l’alpiniste lui-même. Atteindre le plus haut, c’est peut-être toucher au plus profond de son être.
Madalina a découvert l’alpinisme, il y a quelques années avec un rêve en tête : le mont Blanc. Une quête qui la mène vers d’autres défis et montagnes. Comme l’ascension de la pointe Dufour dans le massif du Mont-Rose, et ses 4 634 mètres d’altitude. Elle nous raconte son ascension du deuxième plus haut sommet des Alpes et sa passion devenue indispensable, malgré ses doutes qui ne la quittent jamais, même à quelques mètres de l’arrivée : « Pourquoi je fais ça, déjà ? »
La haute montagne s’est glissée sans préambule dans ma vie. C’était en 2017, comme un délire. Et pourquoi pas gravir le Mont Blanc ? Juste comme ça. Ce qui aurait pu être pris pour un simple caprice, un coup de tête, était plutôt à un acte de guerre contre mes propres faiblesses. Il s’est avéré être le germe séditieux d’un nouvel ordre de vie, de pensée, d’un nouveau « moi » ou, du moins, d’une nouvelle voie.
Je ne vais pas essayer de remonter aux sources de ce rêve loufoque (j’ai bien quelques hypothèses, aussi loufoques) ni de descendre dans les profondeurs de cette nouvelle identité que les crampons et piolets m’ont donnée. Je ne peux tout simplement pas ignorer le magnétisme qu’exercent sur moi les plus hauts sommets. Alors, pourquoi ? Pourquoi je fais de l’alpinisme ? J’aime gravir des montagnes, mais pourquoi ? Pourquoi le sommet m’est-il devenu indispensable ? Pourquoi je me mets consciemment dans des situations d’incertitude, d’adversité, voire de risque, quand je pourrais me contenter des petites voluptés quotidiennes du « pays plat » ?
Je contemple ces questions d’un regard nonchalant, bien au chaud et au sec, à l’abri du confort douillet et théorique de mon canapé. La réalité du terrain brise le rapport de pouvoir. Le détachement se rapetisse face à la physique écrasante des dénivelés et des isoplèthes, puis se dissout carrément dans le flot des bourrasques glaciales qui hantent les versants et mon être, déjà épuisé après une nuit misérable parmi les ronfleurs inconnus du refuge. C’est là que le « Pourquoi ? » m’observe, d’en-haut, comme une gargouille sur le faîte d’une cathédrale, se raille de mes peines et halètements, et me force à chercher des réponses loin de la zone de confort, dans le vif et le labeur – quête physique, farouche, rude, mais palpable, primaire, dénuée de superflus.
« Mais tout compte fait, la journée n’avait pas été vraiment exaltante, vraiment radieuse, elle ne m’avait apporté ni bonheurs ni joies. Elle était tout simplement conforme à l’idée que je me faisais depuis longtemps déjà des journées normales et habituelles ; conforme aux journées modérément agréables, parfaitement supportables, passables et tièdes […]. Et dans cette atmosphère épaisse et tiède d’ennui béat, d’indolence suscitant une immense gratitude, cette vague divinité qui hoche la tête avec lassitude et ce vague être humain qui chante son psaume d’une voix étouffée se ressemblent comme deux jumeaux. » (Hermann Hesse, Le Loup des steppes, 1927)
Trajet en voiture de Martigny à Täsch. Nous y garons la voiture pour prendre le train jusqu’à Zermatt. À Zermatt, nous empruntons le Gornergrat Railway, cet « Orient Express des Alpes » à crémaillère, aux bancs raides de bois et au prix qui donne le MAM (mal aigu des montagnes, ndlr). La marche d’approche commence à la station de Rotenboden (2 815 mètres), où son altesse royale le Cervin se contemple dans le beau miroir du Riffelsee. Nous sommes des personnages animés dans une carte postale.
On aperçoit d’ici le refuge Monte Rosa (2 883 mètres). Difficile d’ignorer ce prisme bizarrement taillé et brillant comme un diamant. Le départ et le terminus se scrutent mutuellement, séparés seulement par des séracs et bédières à la confluence des glaciers du Gorner et de Grenz. L’insouciance béate de carte postale est confortée par les paroles de mon guide : « Dans deux heures on y est, tranquillou. Il faut longer le sentier, descendre sur le glacier et puis remonter le versant juste au pied du refuge ».
Trois kilomètres plus loin, diversion : les panneaux n’indiquent plus l’ancienne route et nous forcent à changer de plan. À la place de descendre en direction sud-sud-est (c’est-à-dire vers Monte Rosa Hütte), la nouvelle voie remonte carrément à l’est sur le glacier du Gorner (Gornersee). Elle semble nous détourner du refuge plutôt que de nous y emmener. Suspicieux, nous obéissons aux indicateurs – toujours maîtres, en montagne – et perdons le diamant de vue, derrière les dunes de glace.
La montée est d’abord très facile, balisée par des poteaux bleus. Au bout de 200 m de dénivelé, les crampons s’imposent pour traverser le milieu très crevassé. À notre grande surprise – voisine de la stupeur – nous croisons des gens en shorts et baskets. Nouvelle technique d’alpinisme ? Les crampons sont-ils surfaits ? Après la traversée du Gornergletscher, nous arrivons sur la moraine élimée du glacier Monte Rosa. Le diamant réapparaît au-dessus du Gornersee, gris comme les nuages, illusoire comme l’arc-en-ciel. Au fil du sentier, serpentin sans tête ni queue qui suit diligemment la courbe des 2 900 mètres de la moraine, le spectre du refuge apparaît et disparaît plus d’une fois. Il nous faut bien une heure pour l’atteindre et nous convaincre qu’il était réellement là.
Le silence majestueux du refuge apaise l’angoisse de la chasse aux chimères et le fantôme du fardeau du sac à dos, rempli à ras bord. Le Loup des steppes minaude du fond du sac, enfoui dans le sac de couchage, le trop-plein de vêtements et une tonne de barres-repas : « Toi qui aspirais à pénétrer dans une autre réalité plus conforme à tes désirs, dans un monde échappant au temps… »
« Malheureusement, je suis fait de telle sorte que j’éprouve beaucoup de difficultés à supporter ce genre précis de bonheur. Il m’inspire très vite une haine et un dégoût intolérables qui me poussent à chercher désespérément refuge dans des sentiments d’une autre intensité, dans les plaisirs ou, si nécessaire, dans les souffrances. Lorsque je n’ai plus ressenti ni joie ni douleur pendant un certain temps et que j’ai goûté à la médiocrité tiède et insipide de ces journées prétendument agréables, mon âme naïve est agitée par une souffrance et une détresse violentes. » (Hermann Hesse, Le Loup des steppes, 1927)
Les nuits précédant l’ascension sont toujours courtes. Cruellement courtes. Celle-ci ne fait pas exception. Bien que Monte Rosa Hütte soit le Ritz de la haute montagne. Les lits n’exhalent pas l’humidité et les toilettes sont propres (ce qui est loin d’être « normal »), aux robinets coule de l’eau courante (non-potable, certes, et c’est marqué partout en majuscules en plus du verre biffé d’un trait rouge, mais ma gourde magique fait des merveilles) et le dortoir ne grouille pas de monde.
Le réveil sonne à 2h00, mais il ne perce pas à travers le sommeil de plomb et d’Imovane (somnifère, ndlr). Une heure plus tard, le gardien du refuge me secoue vivement par l’épaule. Vite, vite, mérinos, pantalons, sac à dos, thé (tiède), tartines (miettes) au beurre et aux bouts d’emmental (seuls restes après la grosse vague des cordées-termites déjà parties à l’assaut des sommets), gourde (magique), vitamines, guêtres, baudrier, chaussures (froides), casque, frontale, bâtons, piolet… Nous voilà prêts en un temps record ! « Ne vous inquiétez pas, les autres n’ont qu’une demi-heure d’avance, c’est rien du tout », dit notre ange gardien de refuge alors que nous partons dans le noir de la nuit.
L’ascension de la pointe Dufour commence sur le beau granite que nous avions exploré la veille. Chaussés des trop grandes Crocs roses du refuge –sur les immenses dalles, d’abord, parmi des tas d’éboulis de plus en plus instables et escarpés, ensuite. L’esprit embrumé de pensées simplistes, j’organise un duel imaginaire Chaussures d’alpinisme vs. Crocs. Les Crocs ne s’en sortiraient pas trop mal sur du rocher, pourvu que ce soit la bonne taille… et la bonne couleur ?
Vers 3 300 mètres d’altitude, nous atteignons le front glaciaire de Monte Rosagletscher. Nous sommes dans les temps. Quels temps ? Peu importe. Je me sens enfin éveillée et émerveillée devant le colosse et ses 1 000 mètres de dénivelé de glace qui se dressent devant nous. Est-ce que je vais y arriver ? Suis-je capable de le faire ? Est-ce que… Heureusement, le Lyskamm, le Cervin et le Breithorn prennent feu un par un, dans cet ordre précis, immolant mes doutes.
Au même instant, sous nos crampons, le glacier pousse un cri, étouffé et profond, un « crrrrrrrrrrac ! ». Comme si un bathyscaphe massif essayait de briser la glace pour émerger des torrents sous-glaciaires. Puis un deuxième, un troisième et un quatrième résonnent depuis les abîmes de cristal. Plus légère, plus petite et plus concentrée que jamais, j’avance à pas de louve sans mot dire jusqu’à ce que les 1 000 mètres D+ deviennent furtivement 1 000 mètres D-.
À 4 355 mètres d’altitude débute la crête rocheuse. Un pont-levis jamais levé permettant l’ascension de la pointe Dufour sur l’axe ouest-est. Un dernier combat : 300 mètres de dénivelé d’escalade mixte sur une arête sublime et exposée, qui suscite de nouveaux questionnements, de l’ordre du « Pourquoi je suis là ? » ou carrément « Qu’est-ce que je fous là ? » et le classique « Si maman savait ». Le vent, le froid et les autres cordées croisées brouillent notre perception du temps. Il glisse plus vite que nous grimpons… Mais à 10h00, ça y est. Nous atteignons le sommet, après une ascension de 5 heures – selon la montre. De mon côté, je ne saurais dire si elle a duré quelques minutes ou quelques journées.
C’est seulement à 4 632 mètres d’altitude que les doutes se dissipent. Assis sur la plaquette métallique qui marque l’anniversaire de la première ascension de la pointe Dufour, nous soufflons, déployant l’arsenal de barres de céréales, chocolats, compotes, thés.
Retrouvailles joyeuses : bonjour mes anciennes amies, Zumsteinspitze, Punta Gnifetti et Parrotspitze, que vous êtes belles vues d’ici ! La pointe Parrot ressemble toujours à la dorsale d’une baleine mi-submergée aux fanons en sérac et le Lyskamm est un chameau des neiges. L’arête qui relie la Nordend à la pointe Dufour est une slackline déroulée par-dessus les hordes de stratocumulus, autoroute de funambules. Le Breithorn, le Castor, le Pollux et le Cervin se pointent à l’ouest, au-delà de Grenzgletscher et d’autres innommables gletschers (glaciers, ndlr). Devant la Dufour, le Cervin se ratatine, il paraît étrangement humble et accessible. Tout est parfaitement étrange et normal à la fois.
Au sommet, le temps lévite. Pensées, doutes, envies, ennuis, tensions, prétentions, to do lists, urgences, angoisses, hésitations, peurs, tourments, peines et chagrins se raréfient, comme l’oxygène. Dépressurisé, l’esprit respire la plénitude d’être. Pour un « court instant infini », je sais le « Pourquoi ? », je sais pourquoi je suis là, pourquoi le sommet m’est indispensable. Je n’ai plus de besoin, tout est simple et suffisant. Tout a du sens et ce sens est tellement palpable et omnipotent qu’il m’enivre, m’emplit, déborde hors de moi. Impondérable moment de grâce.
Pour un court instant infini, je sais le « Pourquoi ? », je sais pourquoi je suis là.
J’aimerais pouvoir recomposer en mots ce que l’on éprouve là-haut. Mais ce moment n’a pas de mémoire. Mon absolu à moi a ce goût dense des barres à la banane et l’odeur de crème solaire ultra-SPF. Si je devais me fier seulement à l’odorat et faire abstraction du froid, je me croirais sur une plage. Son image est sanctifiée par un selfie hébété au nez rouge et reniflant. Et c’est parfait.
Au retour, labyrinthes de crevasses à la bouche ouverte large nous attendent, nous leurrent et nous détournent de notre route. Le refuge apparaît et disparaît, faisant ce qu’il sait faire de mieux. Le chemin vers Rotenboden devient un élastique qui se rallonge à chaque pas. Mais le réservoir secret est maintenant plein à ras bord. Pendant quelque temps, cela va me nourrir d’une force vitale, désormais indispensable pour affronter les creux, les fissures et les brèches de la vie au pays plat.
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