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Les latitudes extrêmes ont quelque chose de fascinant. Elles évoquent un environnement aussi beau que hostile, où le froid et le blizzard règnent, et où l’homme est rappelé à sa propre fragilité. Passionnés par les récits des aventuriers partis explorer le Grand Nord, Marius Simon et Florian Guillier ont souhaité s’y mesurer aussi. Sans grande expérience, ils ont monté leur première expédition polaire en Laponie suédoise, pour une traversée hivernale du parc national du Sarek en ski pulka et en autonomie totale. Seuls dans ce grand désert glacé, ils ont trouvé ce qu’ils cherchaient : le dépassement de soi, l’émerveillement et le partage.
Avec Florian Guillier, mon acolyte, nous sommes passionnés par les grands explorateurs. Nous avons même effectué un Master en tourisme d’aventure et rédigé un mémoire de recherches sur le profil sociologique et psychologique des aventuriers de l’extrême. Interviewer de tels personnages n’a fait qu’alimenter notre soif d’aventure. Après avoir arpenté le GR®20 et effectué un trek aux Picos de Europa, nous avions envie de monter notre première expédition polaire.
Nous avions entendu parler du Parc national du Sarek comme étant l’un des derniers endroits sauvages d’Europe, et le plus grand désert glacé du continent. De quoi attiser notre curiosité, et nous donner envie de partir en Laponie suédoise à la fin de l’hiver pour traverser le Sarek en ski pulka, ce qui permet de transporter le matériel nécessaire pour se nourrir et dormir en bivouac. Le meilleur moyen, à nos yeux, d’évoluer en autonomie totale.
Nos motivations, à ce moment-là ? Découvrir un endroit isolé, loin du tumulte du monde, ainsi que les rudiments des expéditions polaires. Nous dépasser, contempler les paysages somptueux du Grand Nord, et vivre une aventure forte, ensemble, afin de tester notre binôme. Bien sûr, nous nous sommes posé beaucoup de questions quant à nos capacités à réaliser une telle expédition sans expérience : 120 kilomètres de traversée, 10 jours d’aventure, des températures descendant jusqu’à -20°C… Mais nous nous sommes lancés, et au fil des préparations, les doutes se sont dissipés.
S’étendant sur près de 2 000 kilomètres carrés en Laponie suédoise, le Parc national du Sarek est un des derniers endroits les plus sauvages d’Europe. Ici, pas d’infrastructure, de route, ou de réseau. Mais le Sarek n’est pas vide pour autant : il est habité par les Samis, peuple nomade éleveur de rennes, depuis 7 000 ans. Dans ce vaste espace classé en 1996 au patrimoine mondial de l’UNESCO, la faune sauvage trouve refuge. On y observe de grands mammifères, pour la plupart menacés, comme le renard polaire, l’élan et le renne.
Si le Sarek se visite surtout du printemps à l’automne pour les amateurs de randonnée, ce désert glacé est aussi un paradis pour le ski de randonnée nordique en hiver, grâce au peu de dénivelé. Mais les passionnés de ski de randonnée alpin peuvent aussi y trouver bonheur : le parc compte dix-neuf sommets de plus de 1 900 mètres, parmi lesquels le Sarektjåhkkå, deuxième plus haut du pays. Voilà le paysage dans lequel nous allons évoluer pendant dix jours, coupés de tout.
L’excitation est à son comble quand on fait nos premiers pas sur une route glacée pour rejoindre l’Akkajaüre, un lac de plus de 10 kilomètres de large que nous devons traverser. La neige tombe, les températures sont fraîches. On est fin mars, mais l’hiver est encore là, au-dessus du cercle polaire arctique. Le brouillard nous entoure, et le whiteout finit par tomber. Déjà ? Bien qu’on soit persuadés de maintenir notre cap, le GPS nous indique qu’on en dévie de 90° !
La glace craque sous nos pas. On progresse à tatons, avec une extrême concentration. Bientôt, des fissures apparaissent sous nos skis. Il faut sortir de là au plus vite. Nous mettons de la distance entre nous, au cas où l’un tombe à l’eau. Après quatre heures sur la glace, on retrouve la terre ferme. J’en lâche un cri de joie. Le soleil se couche, on monte le camp. Exténués par ce premier jour, on s’endort rapidement.
On reprend la route, rythmée par des passages dans la taïga et quelques détours inutiles, pour arriver au pied d’un pont de 50 mètres, vers Vuojatädno. Il faut porter notre matériel pour le traverser. Soudain, je glisse sur la glace et m’écroule de tout mon poids sur la main. Je ne m’inquiète pas sur l’instant, mais le soir venu, elle aura doublé de volume… L’après-midi nous réserve aussi quelques cols à franchir. Quand la pente est trop raide, il faut déchausser. L’un tire la pulka de toutes ses forces et l’autre la pousse. On arrête de skier aux alentours de 17h30 pour monter le camp. Ce soir, on a la chance d’observer nos premières aurores boréales…
Aujourd’hui, c’est un dévers à flan de rivière gelée qui nous met en difficulté. La pulka se renverse et roule sur elle-même. On peine, on peste, on persiste pour revenir sur notre itinéraire. La neige abonde et nous ralentit. Vers midi, le vent se lève, une fois plus, le blizzard arrive. On ne voit plus rien et on ne s’entend plus. Se perdre ici serait catastrophique. On avance têtes baissées, cagoulés et masqués, durant plusieurs heures. La météo empire, il faut s’arrêter. En un temps record, notre tente est montée et on peut s’y réfugier. Ça ira mieux demain…
Le vent a secoué la tente toute la nuit et il souffle encore ce matin. Le froid est mordant. Au moment d’enfiler mes chaussures de ski, je bloque : les chaussons et les lacets sont gelés. Je force et termine par déchirer le chausson et une attache. En plus, je suis malade et je ne peux plus plier la main. On remonte le camp, le temps de voir si les choses s’améliorent. Un tourbillon d’idées noires s’installe dans mon esprit. Qu’est-ce que je fais ici ? Je me fais violence pour sortir m’aérer l’esprit. Dehors, une bourrasque me frappe de plein fouet, mais aussi la beauté exceptionnelle des paysages. La motivation revient au galop, on repart. Après avoir skié 12 kilomètres dans de parfaites conditions, on s’arrête presque à contrecoeur. Le mercure tombe sous les -20°C et le réchaud tourne au ralentit… Espérons qu’il tienne.
Aujourd’hui encore, il faut attendre dans notre tente qu’une accalmie apparaisse. Plus question d’avancer dans le whiteout. Outre le danger que cela représente, c’est aussi passer à côté des paysages sublimes. La météo n’évolue pas, on reste toute la journée bloqués. C’est un peu frustrant, mais c’est une expérience. On lit, on écoute des podcasts, on relativise. Rester à l’abri fait partie de l’aventure. On est à la moitié du périple. On prend conscience de tout ce qu’on a déjà vécu. Chaque jour qui passe nous en apprend davantage sur les rudiments propres à l’environnement polaire, et c’est exactement ça qu’on est venus chercher ici.
Des stalactites se sont formées sur la tente. Pas de temps à perdre, on se réchauffe en s’activant. Au bout d’un certain temps à skier, on aperçoit du mouvement au loin. Les distances sont si grandes qu’il nous faut plusieurs dizaines de minutes pour atteindre ce qui se révèle être un camp de base. Ce sont des Suédois qui effectuent la même traversée que nous. On échange sur la météo, l’itinéraire, on sort les cartes. C’est étrange de croiser du monde ici. En fin de journée, c’est un refuge qui se dessine. On va y jeter un oeil. Il est fermé mais un abri pour le bois est ouvert, avec juste assez de place pour deux tapis de sol. On économisera de l’énergie en évitant de monter le camp et on sera « au sec » pour la première fois de l’aventure.
Il est 6h30, j’ouvre les portes de la cabane et découvre une vue imprenable sur tous les massifs aux alentours. Rien de tel pour débuter une nouvelle journée de ski. Le ciel est bleu, l’expédition prend une autre tournure, beaucoup plus douce que les premiers jours. On découvre une autre facette du Sarek et, après toutes les mésaventures vécues, ce n’est pas pour nous déplaire. Les températures chutent extrêmement vite. Plus les journées sont belles, plus les nuits sont fraîches. On vérifie le GPS, on devrait arriver à Saltoluokta dans deux jours. La fin de l’aventure approche…
En croisant les cartes et le GPS, je reconnais le lac de Bietsávrre, à 5 kilomètres de notre position. Un des Suédois rencontrés quelques jours plus tôt m’a dit qu’ils passeraient par là. On décide d’y aller aussi. Mon genou me fait souffrir, je serre les dents. Flo rencontre aussi quelques douleurs. Entre la glace et les dévers, le terrain ne pardonne pas. On traverse un premier lac gelé où des familles ont installé des camps. Ils pêchent et mangent joyeusement. On se salue de loin, je souris en voyant les enfants jouer sur la glace. On retrouve progressivement la civilisation. La traversée du lac de Bietsávrre semble ensuite interminable. L’espace est infini, on se sent bien petits. Arrivés sur la rive, on monte le camp et on sombre dans un sommeil profond.
Plus que 9 kilomètres avant Saltoluokta. Le vent souffle violemment. Difficile de sortir des sacs de couchage. On décide d’un commun accord de rester là aujourd’hui. Mieux vaut attendre de meilleures conditions pour profiter de notre dernière journée de ski. On se repose, on fait fondre de la neige, on se remémore déjà des souvenirs en regardant les photos. J’écoute un podcast sur l’expédition de Caroline Côté au Svalbard. C’est drôle d’avoir sous les yeux les paysages du Grand Nord qu’elle décrit si bien. On regarde le GPS. À vol d’oiseau, le point d’arrivée semble si proche. Encore une traversée à effectuer, et ce sera la fin. On espère que la rivière de Saltoluokta, à Kebnats, est encore bien gelée. On verra demain. Chaque chose en son temps.
On quitte notre dernier bivouac avec joie. Il suffit désormais de suivre des traces de motoneiges au sol. Dans un village que l’on traverse, deux enfants jouent et nous saluent. On gravit un col pour rejoindre Saltoluokta, de l’autre côté. En contrebas, la rivière que l’on doit encore traverser a déjà bien dégelé, mais un passage semble balisé. La pente est abrupte pour la rejoindre. Il faut traverser dans le dévers sur plusieurs dizaines de mètres en utilisant les bâtons comme des piolets et en plantant les quarts des skis dans la glace pour ne pas glisser. La pulka se retourne, des noeuds se créent dans les cordes de traction reliées au baudrier…
Une fois en bas, il faut encore se battre avec un sentier trop étroit et des arbustes. Enfin, un panneau affiche “Saltoluokta, 1 km”. C’est étrange de se retrouver là. On a tant attendu ce moment et cet endroit ! Voilà la fin de cette expédition polaire. La première, mais certainement pas la dernière. Et pourquoi pas le Spitzberg ?
Bien qu’isolé, le Sarek est relativement accessible. Nous avons débuté notre traversée du Sarek en ski pulka à Ritsem. Il faut se rendre à Stockholm, ce qui est faisable en train depuis Paris, puis prendre un train de nuit à Stockholm en direction de Gällivare. Le voyage est long, 14 heures environ, mais très confortable, et la sensation de s’enfoncer peu à peu dans les forêts du grand Nord est inoubliable. Une fois à Gällivare, le bus 93 permet de rallier Ritsem en 4 heures environ. Il y a un départ tous les jours à 9h00. Attention cependant, la saison et les conditions climatiques peuvent perturber le trafic.
Pour le retour, il suffit de prendre le bus en sens inverse depuis Kebnats (un bus par jour) à destination de Gällivare. De retour à Gällivare, un train de nuit permet de rejoindre Stockholm, et un autre la France.
Le Sarek peut se montrer extrêmement difficile en termes de météo, d’autant plus en conditions hivernales, bien sûr. Pour traverser le Sarek en ski pulka, nous sommes partis du 23 mars au 6 avril car cette période est relativement douce. Durant les mois de janvier et février, la nuit polaire tombe et les conditions sont d’autant plus extrêmes : vents violents, tempêtes, whiteout, températures de -30°C… Au mois de mars, la glace sur les lacs est encore solide – en général – et les conditions un peu moins rudes (-20°C la nuit… les tropiques !).
Il n’y a pas de réglementation spécifique concernant le bivouac dans le Sarek, on peut poser le camp où l’on souhaite dans le parc national. Dans le plus grand respect, bien sûr : on respecte le principe du « leave no trace » et on laisse l’emplacement tel qu’on l’a trouvé la veille (voire encore plus propre).
L’installation du bivouac peut prendre jusqu’à une heure car il n’est pas évident de monter le camp sous une tempête – ce qui nous est arrivé plus d’une fois. Même si l’on est entraîné, que l’on connaît parfaitement son matériel et son équipement, il faut être extrêmement vigilant pour ne pas laisser la tente ou les peaux de phoque s’envoler. Sans elles, adieu le « Sarek en ski pulka » ! Il faut aussi se dépêcher pour ne pas se refroidir. Rassurez-vous : à ce jeu-là, on apprend vite. Jour après jour, les mouvements deviennent automatiques.
On était chargés de 50 kilos d’équipement et de nourriture chacun pour traverser le Sarek en ski pulka. Monter une telle aventure n’est pas donné, mais le matériel peut être acheté en seconde main sur leboncoin, vinted, campsider, everide ou barooders.
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