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Nous en sommes persuadés : l’aventure est accessible à tous, peu importe ses origines et les obstacles à surmonter. C’est ce que nous ont prouvé Julius et Niklas, devenus shapers de planches de surf alors qu’ils vivaient à plus de 24 heures des vagues, dont le récit est à retrouver dans Les Others Volume 14, Paradoxes.
De la même façon, Adrien et son ami Pilou, n’ont pas eu peur de monter un projet un peu fou pour deux enfants des forêts et des crêtes alsaciennes : rejoindre, en kayak de mer, le mythique Cap Nord, à l’extrémité de la Norvège, au-delà du cercle polaire arctique. Le tout en autonomie quasi-totale et sans véritable expérience.
Entre tempête, chute à l’eau, soleil de minuit, rencontres inattendues et anniversaire surprise au bout du monde, leur périple de 3 000 kilomètres à la pagaie a largement dépassé ce dont ils avaient osé rêver.
À ma gauche, vers l’Ouest, l’immensité de l’océan Atlantique. À ma droite, vers l’Est, des sommets alpins plongent dans les eaux d’un bleu profond. Loin devant moi, au Nord, le mythique passage du Cap Nord. Je découvre le paysage dans lequel j’évoluerai les prochains mois.
Deux ans auparavant, il aurait été risible de nous imaginer dans une telle situation. Nous avons grandi dans un petit village d’Alsace où le kayak de mer est pour le moins quelque chose d’abstrait. Comme tout autre moyen de navigation maritime, d’ailleurs. Il n’a fallu qu’un coup de téléphone entre Strasbourg et l’Irlande, où Pilou découvrait les joies du roadtrip sous la météo gaélique, pour donner vie à notre projet fou : rejoindre le Cap Nord en kayak de mer, en autonomie quasi-totale, et sans aucune expérience.
Après une longue préparation, notre rêve devient enfin réalité. Le 3 mars, nous quittons la France en direction du Nord, sans infos fiables sur la météo du moment. C’est Pierre, le père de Pilou, qui nous conduit gentiment à notre point de départ : Bergen, sur la côte sud-ouest de la Norvège.
La neige tombe à gros flocons et le froid est mordant. À tel point que la douanière de Larvik ne veut pas croire le motif de notre venue dans le pays : « Mais vous avez vu la météo ? ». Un dernier rendez-vous avec une journaliste locale et plus rien ne nous retient désormais. Son récit d’une expédition semblable ayant mal tourné (perte de poids, météo, pépins physiques…) ne nous a cependant pas remonté notre moral, qui avait déjà pris un coup avant même le départ en mer.
Dès les premières minutes de navigation, un énorme sentiment de liberté nous saisit. Nos embarcations permettent l’exploration de tous les recoins de la côte, à notre propre rythme, et dans une solitude qui nous suivra tout au long de l’aventure. Nous ne pouvons malheureusement pas savourer ces premiers instants à leur juste valeur : le soleil du matin laisse place à un épisode de grêle d’une intensité folle. Le cadre est posé. La nature norvégienne ne nous pardonnera rien, elle est rude et imprévisible…
Nous avançons plutôt correctement malgré les nuits à -20°C. Ce froid implique quatre heures de préparation matinale. Nous nous rapprochons de la ville d’Ålesund, première des dix villes étapes de notre périple. Le vent dans notre dos nous permet des pointes à plus de 4 nœuds (8 km/h). Nous longeons une falaise abrupte caractéristique des fjords quand, tout à coup, la navigation prend une autre tournure.
Le vent qui nous poussait jusqu’alors rencontre un vent opposé, venant d’un bras de mer perpendiculaire. Nous ne nous entendons plus. Je me concentre pour garder le contact visuel avec Pilou. Nos vies sont maintenant liées. Au moindre relâchement, ma pagaie s’envole. Je m’y agrippe de plus en plus fort. Le vent s’abat sur l’eau, les vagues ne se forment même plus à cause de la pression de l’air. Les grondements qui accompagnent ce manège invisible nous préviennent avant chaque rafale.
Impossible d’accoster, il faut continuer. Notre rythme tombe à moins de 100 m/h. Le temps se dilate, chaque seconde semble durer une éternité. Après deux heures d’effort nous trouvons un rocher relativement accueillant. Le repas est avalé en deux minutes. Il faut continuer pour trouver une crique où se réfugier, de l’autre côté du bras de mer. En repartant, Pilou est happé par une vague et tombe à l’eau dont la température est de 4°C. Il est frigorifié. Nous devons pagayer le plus vite possible pour que son corps se réchauffe.
En fin d’après-midi, nous nous arrêtons sur une petite plage. Il y a juste assez d’espace pour planter la tente. Les grondements reprennent dans la nuit. Réveillé par la toile qui vient taper sur nos visages, je mets quelques secondes à comprendre ce qui se passe. Nous mettons au point une méthode : lever les pieds à chaque grondement afin de soutenir les arceaux de la tente. Atteindre le Cap Nord en kayak demandera beaucoup de ténacité.
Après quelques jours d’attente entrecoupés d’une petite navigation, nous recevons une curieuse vidéo d’un paquebot norvégien pris dans la tempête dont les passagers et l’équipage doivent se faire hélitreuiller. En agrandissant la carte, je me rends compte que le point GPS du bateau se confond bientôt avec le nôtre. Demain, nous devons passer sur cette portion très exposée de la côte : Hustadvika. Hors de question de prendre plus de risques, nous nous arrêtons plusieurs jours pour attendre une fenêtre de navigation.
Les nuits ne sont plus noires et notre moral augmente avec la durée du jour. Nous avons dormi sur une petite île perdue dans des eaux turquoises. Le cadre parfait pour l’anniversaire de Pilou. Nous décidons de prendre la mer pour rejoindre un village où nous pourrons faire quelques courses et fêter convenablement ses 25 ans. Après une matinée à naviguer, nous entrons dans la commune d’Hitra par la mer. En arrivant au port, j’entends un air de trompette. Nous reconnaissons « Joyeux anniversaire ». Quel hasard !
Étonné, je consulte notre GPS qui peut recevoir des SMS via le réseau satellite. Un message me demande si nous avons reçu « la surprise ». Un habitant de la commune descend alors sur le quai et souhaite un bon anniversaire à Pilou. Il nous dit de le suivre dans un café devant lequel se tient l’orchestre municipal. Le pâtissier du village a même préparé un gâteau ! Un de nos proches soutiens, Alain, a organisé tout ça le matin même grâce à notre trace GPS. Pourtant, rien ne disait que nous allions passer par ici, ni que nous allions prendre la mer ce jour-là. Parfois, le destin fait bien les choses…
Nous passons la ville de Bronnoysund, située exactement entre le point le plus au Sud et le point le plus au Nord du pays. La météo se gâte, la décision est prise de trouver un camp abrité. Nous dormons sur une petite île recouverte d’une forêt de bouleaux. Il neige énormément. Dans l’après-midi un couple sorti de nulle part vient toquer à notre porte et nous demande si nous avons aperçu un agneau de trois jours dans les environs. C’est bien la première fois qu’on nous pose cette question-là.
En fin de journée, le mari, Karl, revient et nous explique qu’ils vivent à 300 mètres de là, sur l’îlot voisin. Il nous propose de prendre le café chez eux. Ni une ni deux, nous sautons sur son bateau. Leur maison, en bois typique des contrées nordiques, est on ne peut plus chaleureuse. Autour du café et du gâteau encore fumants, le couple nous annonce qu’ils nous laissent leur maison pour la nuit. Ils iront en ville pour la soirée. Nous acceptons, non sans gêne face à tant de générosité.
Le lendemain soir sous la tente, je reçois un message en français dans le texte : « petit déjeuner chaud demain matin ? ». Karl vient nous chercher aux aurores et nous retournons à nouveau chez eux où nous attend une tablée digne d’un repas pour dix personnes. Nous échangeons autour de cartes marines, face à l’océan. Le Cap Nord nous semble bien proche et à portée de kayak. Il nous emmène ensuite chez leurs « voisins » à une dizaine de minutes de bateau et autant de voiture. Nous avons la chance de sortir les agneaux de la bergerie pour la première fois de leurs vies. Des moments aussi inattendus que précieux, qui donnent encore plus de sens à notre aventure.
Vers la mi-mai, les oies sauvages marquent l’arrivée du printemps. De grands vols bruyants passent au-dessus de nos têtes. Le soleil de minuit approche, et les nuits sont désormais teintées de couleurs pastel. Le 20 mai, nous finissons de naviguer dans la soirée, et dinons face au fjord qui a pris des couleurs rosées avant d’aller nous coucher.
Soudain, un gros « splash », comme la chute de quelque chose d’énorme dans l’océan, me fait sortir du duvet. Je saisis mon boitier photo et sors pour en savoir plus. Je monte sur la petite colline devant laquelle nous bivouaquons. Tout est paisible, le paysage est de plus en plus rose. Ce bruit doit bien venir de quelque part. Je regardais trop loin. À mes pieds, une masse sombre longe le rivage : un rorqual monte à la surface pour respirer. Le souffle sortant de l’évent résonne dans l’immensité du paysage. Je vis un rêve. Mon rêve.
Notre objectif d’atteindre Le Cap Nord en kayak de mer se rapproche. Nous avons dépassé l’archipel des Lofoten et approchons de la magnifique île de Senja. Le bivouac du soir est grandiose, vue sur les sommets, le ciel est dégagé, il ne nous manque rien. Je pars explorer le coin, et rapidement je tombe sur une colonie de sternes arctiques. Des milliers d’oiseaux volent en contre-jour à la recherche de petits poissons. Le ballet incessant dure toute la nuit. A nouveau, la nature m’offre un véritable spectacle. Cet animal est le plus long migrateur régulier du monde puisqu’il passe sa vie à voler (8 mois par an tout de même) à la recherche de l’été entre le Grand Nord et l’Antarctique.
Le soleil de minuit nous accompagne désormais depuis un mois. Il fait de plus en plus chaud et nous profitons pleinement des paysages et des activités à terre. Nous pêchons et cueillons pour diversifier notre alimentation. Au menu : cabillaud, maquereau, lieu noir, oursins, moules, plaquebière (mûre boréale). Les sommets sont encore enneigés, et la nature est de plus en plus sauvage. Rennes, élans, phoques, dauphins, baleines, pygargues à queue blanche, macareux moine, hermines, les rencontres avec le monde vivant se font de plus en plus régulières.
Nos sens sont en éveil. Notre odorat nous permet de détecter une présence humaine à plusieurs centaines de mètres. Nous sentons aussi la pollution des villes derrières les montagnes. Nous percevons les changements de météo par une sorte de sensation intérieure. Les capacités d’adaptation du corps humain sont exceptionnelles. Nous prêtons attention à nous et au monde qui nous entoure comme jamais nous ne l’avions fait.
Nous visitons le village de pêcheurs de Gjesvaer, 15 kilomètres au Sud du Cap Nord. Nous mangeons avec un couple à l’auberge du village et discutons de liberté. En quittant les lieux, nous expliquons à la patronne que nous comptons passer le Cap Nord en kayak de mer le lendemain. La femme devient pâle, nous ne comprenons pas sa réaction. Elle nous explique que son mari a dû rechercher un de leurs amis qui était parti, lui aussi, en kayak au Cap Nord. En vain. Il n’avait retrouvé que des morceaux du bateau…
Je n’ai pas beaucoup dormi de la nuit, les paroles de l’aubergiste résonnent encore dans ma tête. La météo semble belle, l’océan est calme. La confiance engrangée depuis mars nous aide à nous lancer. Au moindre accroc, au moindre doute, nous ferons demi-tour.
Nous passons d’abord la pointe de Knivskjellodden, qui se trouve être le « vrai » Cap Nord géographique. Nous sommes seuls au milieu de cette immensité. Le temps est gris, les sommets ont la tête dans la brume. La visibilité n’est pas optimale mais l’océan est toujours paisible, c’est l’essentiel. Au pied du Cap, nous savons que les courants sont particulièrement forts mais nous décidons tout de même de nous approcher le plus possible de la falaise. Nous n’avons plus les mots. Le sentiment est indescriptible.
Nous nous arrêtons un bref instant sous le Cap Nord, faisons quelques images, discutons de ce que nous venons de réaliser, et continuons pour nous abriter dans la première crique venue. La montée vers la célèbre sphère au sommet se fait à pied, en tenue de kayak. Les touristes nous regardent avec un air étonné, nous leur expliquons que nous sommes partis en mars de Bergen pour venir voir cette falaise.
Nous profitons de la vue toute la journée. Le contraste avec ces hordes de touristes venus ici en bus pour faire un selfie et repartir dans la seconde, sans parfois même admirer ce panorama de leurs yeux, nous perturbe quelque peu. Qu’importe, nous savourons plus que quiconque ce paysage qui nous a tant fait rêver depuis deux ans et demi. Le défi est relevé.
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