Une baie perdue, un coin de mystère au nord-ouest du Groenland, le ballet des icebergs, une petite cabane rouge abandonnée, des heures de marche à travers la toundra, des esprits maléfiques… Voilà le décor de la mystérieuse aventure vécue par Jérémy et Léa.
Fascinés par les sagas et légendes polaires qui hantent la « terre verte », ils sont partis à la découverte de ce bout du monde où l’environnement comme la culture inuit sont plus que jamais en sursis. Ils nous racontent ces quelques jours de randonnée, de bivouac et de pêche, dont le souvenir reste gravé sur des clichés argentiques étrangement marqués.
Pour une autre histoire d’esprits et de glace, découvrez le récit d’Anne-Claire dans l’épisode 9 de notre podcast, Les Baladeurs : « Le murmure de la banquise ».
Des vieux cartons pleins de livres, un ethnologue danois, l’école, Jules Verne… Alors que nous marchons en silence, sur ce sol humide et coloré, mes pensées défilent. Nos cartes et estimations annoncent une randonnée d’environ sept heures : j’ai tout mon temps ! Je me repasse le fil des évènements. Un mystère persiste, comment sommes-nous arrivés là, au fin fond du Groenland ?
Ce désordre mental s’organise lentement, pas après pas. Tout a commencé avec le déménagement, ou plus précisément la collection de livres de Philippe, le père de Léa, oubliée au fond d’une cave. Une belle redécouverte pour elle, pleine d’une émotion que toutes ces vielles couvertures ont su conserver malgré les années.
Parmi les livres de Philippe, ceux de Jørn Riel nous ont permis de découvrir la vie des Inuits et naviguer de sagas en « racontars » arctiques pendant des mois. Les nombreuses dédicaces de l’écrivain danois à son ami Paul-Emile Victor m’ont rappelé ce lien que j’avais enfant avec le Pôle Nord : mon école primaire porte le nom du célèbre explorateur français dont les expéditions julesverniennes à bord du Pourquoi pas remplissaient mes semaines. Plus j’y pense, plus j’y vois du sens. Qui sait, ce voyage avait peut-être commencé bien avant notre naissance, dans l’esprit de Philippe, avant de conquérir nos imaginaires d’enfants puis d’adultes. Quoi qu’il en soit, nous y voilà : le Groenland.
« Tu as voyagé parce que tes yeux devaient voir et se rendre compte. » Jørn Riel
Nous arrivons à Ilulissat en plein mois de Juillet. C’est dans cette ville côtière, à l’ouest du Groenland, qu’est né l’anthropologue danois et inuit Knud Rasmussen, surnommé « le père de l’esquimologie », au début du XXème siècle. « Eskimos » proviendrait d’un terme algonquin — peuple autochtone du Québec et de l’Ontario — signifiant « mangeur de viande crue ». Une appellation jugée offensante par les Inuits. Ici, ils s’appellent « Kalaallit », « Groenlendais » ou « Inuit », justement, qui signifie « gens » ou « humains », tout simplement.
Mais Ilulissat est surtout réputée pour son gigantesque fjord glacé, le Sermeq Kujalleq, classé au patrimoine mondial de l’Unesco. C’est le plus grand pourvoyeur d’icebergs de l’hémisphère nord. Ceux-là mêmes qui précipitèrent le Titanic au fond de l’océan une nuit d’avril 1912… De quoi faire de la petite ville de 5 000 habitants une capitale touristique et économique à 300 kilomètres au nord du cercle polaire.
Dès notre arrivée, l’activité qui règne ici nous surprend. Le port, les silos à pétrole, l’auberge de jeunesse pas chère remplie de guides et de kayakistes… Toute cette agitation accélère le départ de notre randonnée. Nous n’avons qu’une idée en tête : nous isoler et partir à la rencontre de cette nature pleine de mystères. Notre objectif sera le petit village de pêcheur d’Oqaatsut, une vingtaine de kilomètres au nord.
L’air pur s’engouffre dans mes poumons. La lumière, si vive, s’abat comme un projecteur sur les monstres blancs qui flottent à l’horizon. Très vite, la présence humaine se raréfie. Je photographie cet homme de dos, assis sur un rocher, contemplant son fjord glacé. Nous commençons à comprendre le rapport intime que les Inuits entretiennent avec leur environnement et qui s’exprime dans leurs contes et une mythologie fascinante.
Nous laissons derrière nous un petit champ de croix blanches posées là, fantomatiques. Ces symboles inattendus nous rappellent les siècles d’évangélisation et de colonisation danoise qui ont eu cours ici. Une histoire méconnue, débutée vers l’an mille avec le Viking Erik Le Rouge qui donnera à ce territoire le nom « Grøenland », « terre verte » en danois, pour y attirer des colons.
Aujourd’hui, le pays vit sous perfusion du Danemark et sa brusque modernisation associée à de profondes interférences culturelles impactent dramatiquement (alcool, violence et vague de suicides sans précédent) la vie de ce peuple de chasseurs dont la culture ancestrale disparait, petit à petit, emportant avec elle leur identité profonde.
Bientôt, le chemin de randonnée n’est plus qu’un simple pointillé sur une page. Fascinés par les icebergs, nous préférons suivre la côte et ses trajectoires hasardeuses pour rester au plus près de ces fragiles géants. Au bout de plusieurs heures, nous arrivons à mi-chemin. Nos épaules et nos hanches nous font souffrir, il faut s’arrêter. En dominant la baie, nous découvrons une grande maison de bois à la proue d’un petit fjord. Les portes sont ouvertes, les vitres cassées et, à l’intérieur, gisent des matelas empilés recouverts d’un liquide pourpre. Cela nous fait froid dans le dos.
Un peu plus loin apparait une petite cabane rouge accrochée à une colline. Nous partons l’explorer. Elle semble figée dans le temps. Sous une épaisse couche de crasse nous découvrons quelques magazines des années 1980, un manuel en danois et des noms gravés sous des banquettes en bois que retiennent de petites chaines rouillées. Des enfants ont habité ici. Nous en déduisons que la cabane se trouve sur un ancien circuit de randonnée et devait servir de camp pour des groupes de jeunes.
Très vite, nous percevons le potentiel du lieu : des rangements fonctionnels, la rivière en contrebas, le fjord et une vue imprenable sur la baie de Disko à travers une large fenêtre aux carreaux mouchetés… Il nous faut reprendre la route mais nous savons déjà que nous reviendrons y séjourner.
De petites maisons colorées, typiques du Groenland, apparaissent enfin. Nous arrivons aux portes du village d’Oqaatsut. Exténués par cette journée de marche, nous décidons de bivouaquer un peu à l’écart, face à la baie. Au menu, ce soir : pierrade de morues polaires fraîchement pêchées.
En plein été, le jour constant est une expérience étonnante. Notre horloge biologique se décale. Bien que notre nuit tienne plutôt de la sieste et même après huit heures de randonnée, nous sommes d’attaque. Nous visitons Oqaatsut, petit village d’une quarantaine d’habitants tout au plus. Il se passe quelque chose, ici. Ou plutôt ne se passe plus. Les quelques maisons multicolores et le matériel gisant autour semblent abandonnés. Il règne comme un sentiment de fragilité.
Après un passage au « pissifik« , la supérette, nous apercevons quatre hommes auxquels nous décidons de nous présenter. Nous tentons de savoir si il est possible de rejoindre par la mer Saqqaq, un village plus au nord de la baie que nous avons repéré sur la carte.
Nous rencontrons Nuka, un chasseur. Il possède un bateau et nous demande de revenir le lendemain en répétant « Immaqa » : « peut-être, on verra bien… » Cet adage rythme la vie des habitants, d’une profonde humilité face à cet environnement arctique imprévisible.
Le jour suivant, nous avons rendez-vous dans une partie de l’église qui sert d’école. Nous sommes entourés de jeux et de livres pour enfants. Au tableau, Nuka dessine les côtes, des flèches et enfin, après de longues hésitations, des chiffres. Le carburant est cher et freine immédiatement nos ardeurs. « Krouyanak » nous remercions Nuka d’une poignée de main chaleureuse. « Ichlichlou » (« de rien ») nous répond-t-il. Alors que nous ne parlons pas la même langue, nous sommes tous les trois plutôt fiers de nous être compris.
Il est temps pour nous de rebrousser chemin, motivés par l’idée de retrouver la cabane abandonnée. Le chant des icebergs et leur craquement rend la route du retour aussi unique qu’à l’aller. Nous mesurons la chance que nous avons d’assister à un tel spectacle. Mais cet émerveillement nous fait réfléchir. C’est à la fonte des glaces que l’on assiste ici, et les nombreux avions qui nous ont permis d’être là y sont pour quelque chose.
Nous arrivons à la cabane. Après une heure d’aménagement pour la rendre habitable, notre séjour à Uujuk Kangileq peut débuter. Rarement, avec Léa, nous nous sommes sentis aussi libres et en harmonie avec tout ce qui nous entoure. Totalement autonomes, récoltant les fruits d’une nature généreuse. Accrochées à du fil de pêche, mes boîtes de pellicules deviennent des flotteurs au milieu d’impressionnants bancs de morues. Les baies, les moules et les champignons arctiques complètent le menu.
Le jour polaire suspend nos errances dans un temps qui ne s’écoule plus.
Allongés dans notre poste d’observation, les histoires de Jørn Riel continuent de nous fasciner avant de dormir. Parmi les nombreux êtres qui peuplent la mythologie inuit, le tupilak nous captive. Cette créature, façonnée du pouce et de l’index dans le plus grand secret par un ilisitsok (sorcier noir), est un assemblage de morceaux d’enfants et d’animaux morts. Le pouvoir de métamorphose lui permet de se changer en phoque ou en morse pour passer inaperçu. Lancé dans le but de tuer un ennemi, ce puissant sort n’est pas sans risque : si le tupilak rate sa cible, il se retourne vers son créateur.
Il fait très chaud, aujourd’hui. Je pars explorer le fjord, en quête d’un spot de pêche et de photos. Je monte à flanc de colline. Au bout de quelques minutes, je sens mon corps peser plus lourd que d’habitude. Sans m’en rendre compte, j’ai pris beaucoup de hauteur. Je regarde mes bottes. Elles bougent. Je suis entrain de glisser ! Une fine couche de végétaux brûlés amplifient le mouvement saccadé de mon corps que je ne peux plus contrôler. Je vais tomber ! Mes mains essayent de saisir un angle, une prise, quelque chose… Trop vite, trop tard.
À ce moment précis, un autre moi me chuchote « fais face au vide, saute le plus loin possible ». La marée a fait surgir un imposant rocher au pied de la pente. Et s’il n’y avait pas assez de fond ? Je suis dans les airs. Le temps s’arrête, mon souffle aussi. Un cri aigu à l’écho terrifiant arrive de la rivière. Léa assiste à la scène, impuissante. Soudain, un bruit sourd envahit mes oreilles. Mon corps s’enfonce dans l’eau sombre et glacée…
Je ne sens plus rien. Je rebondis sur le fond sablonneux. L’adrénaline m’empêche de ressentir la température. Je sors la tête. Je respire. « Léa ! » Je lui crie que tout va bien. Je l’aperçois, pétrifiée. Rapidement, je repère une petite berge accessible. Plus loin, mon bonnet rouge flotte avec mon matériel photo. Dans un geste inconsidéré, je repars à l’eau les récupérer. Elle doit être à 6 °C.
Je suis en état de choc et ne réalise pas bien ce qu’il vient de se passer. Je m’empresse de rejoindre Léa. Pendant plusieurs heures nous tentons de nous rassurer l’un l’autre, emmitouflés dans les duvets, en plein soleil. Le sel a dévoré l’appareil, malgré un long nettoyage dans la rivière. Je me demande ce qu’il adviendra des pellicules. Ce carnet de note photographique prend fin alors que notre voyage continue…
Deux ans ont passé. En développant mes films, j’ai découvert des traces, des défauts, comme une présence fantomatique qui marquera à jamais notre passage à Uujuk Kangileq.
À la radio, nous entendons que Donald Trump veut acheter le Groenland. « Une grosse transaction immobilière », « stratégique » et « sympa ». Entre la crise climatique et la course aux ressources minières, le pays se retrouve au milieu d’enjeux sans précédent et devra choisir d’exploiter ou non son riche sous-sol si convoité. Je suis parcouru d’un étrange sentiment en pensant à cet équilibre fragile, prêt à vaciller au moindre tweet.
Je me replonge dans notre histoire et ces films, témoins d’un monde qui s’effondre sur lui-même. L’Homme y a presque disparu, laissant derrière lui des os de mammifères ou des traineaux qui ne servent plus. L’environnement disparait lui aussi, à chaque minute. Je repense au tupilak. Cet être maléfique résonne étrangement avec ce qui se déroule devant mes yeux : un Occident toujours plus dominant et un esprit malin revenu hanter et détruire son géniteur.
Le poète et diplomate groenlandais Aqqaluk Lynge écrit dans son recueil, Des veines du cœur au sommet de la pensée : « Groenland tu es sans fond, Groenland tu tombes à l’infini ». Des mots qui préviennent d’un danger intérieur et intime, celui de la désunion de l’Homme avec le monde.
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