Des plaines sauvages à perte de vue, des montagnes abruptes aux épaisses forêts, un feu de camp près du torrent… Voilà l’Amérique fantasmée, héritée de quelques vieux westerns ou de nos livres de Nature Writing préférés, de John Muir à Jack London.
Si la Wilderness américaine tend peut-être à devenir un mythe, elle est encore le lieu de vie et d’activité de vrais cowboys au Montana, bottes au pieds et stetson bien enfoncé. Aux côtés des chevaux et du bétail, certains ouvrent aujourd’hui leurs ranchs aux voyageurs pour leur permettre de découvrir leur culture et les paysages grandioses qu’ils ont l’honneur de sillonner sur leurs montures.
Marin Stefani et sa famille sont ainsi partis rencontrer des cowboys au Montana, pour une Adventure faite de galops effrénés, beaux moments de convivialité et rêves de gosse enfin réalisés.
« Adventure ! That’s the most important word in the world. »
Voilà ce que me dit Jacob Kielbus, aka Jake, l’un de nos guides. J’acquiesce en souriant. On parle d’aventure, de voyages, on questionne notre soif d’inconnu. Qu’est-ce qui nous pousse à vouloir être ici, avec ses cowboys au beau milieu du Montana, à sept heures — à cheval — de toute civilisation ?
La nuit est tombée depuis quelques heures déjà, et les étoiles constellent le ciel d’un bleu profond. Le feu de camp murmure dans son coin. Fatigué mais heureux, je regarde les flammes danser avant de rejoindre Nathan, mon frère, et Etienne, mon cousin, sous la tente. Je me glisse dans mon sac de couchage et pense aux six derniers jours que je viens de vivre. Après-demain, il faudra rentrer. Je m’endors, déjà nostalgique de la semaine passée.
Premier jour, 5h00 du matin. Je somnole dans mon lit, maudissant en silence les sept heures de décalage horaire qui m’empêchent de me rendormir. Je me lève enfin, m’habille, et sors du ranch pour explorer les lieux. La nuit s’attarde, tout est calme. Peu à peu, les montagnes qui surplombent la vallée se dessinent et le monde apparaît, doucement.
La veille, après dix heures de vol et quatre de voiture, on arrivait au Sweet Grass Ranch, au pied des Crazy Mountains. En cette deuxième semaine d’août, c’est là qu’on a choisi de se retrouver, ma famille, celle de mes cousins, et des amis, pour galoper ensemble sur les plateaux du « Big Sky Country », un surnom que le Montana porte si bien. Etienne me rejoint, on regarde les wranglers amener les chevaux de la prairie au corral (enclos).
Une odeur familière de bacon grillé flotte dans l’air du matin et guide nos narines vers le ranch. Le Sweet Grass Ranch est une affaire de famille : les grands-parents, Bill et Shelly, l’ont eux-mêmes reçu des grands-parents de Shelly dans les années 1970. Ils y accueillent leur enfants et petits-enfants depuis. À table, je discute avec Erin, petite-fille de Bill et Shelly, en dernière année d’Université en Virginie. Elle a grandi au Montana et partage sa vie entre les études et le ranch, où elle est wrangler elle aussi. Cowboy moderne, elle parvient à concilier tradition de l’Ouest avec la vie classique d’une jeune d’aujourd’hui.
Après un petit déjeuner frugal — bacon, oeufs brouillés, bananes, toasts, pancakes, sirop d’érable, soit assez pour vous nourrir deux fois — je me prépare avec Nathan. Jean, chemise, foulard, chapeau, poncho et de vieilles bottes patinées trouvées dans une remise. De parfaits cowboys du Montana… Sur nos chevaux — le mien s’appelle Garrett, un Palomino de vingt-huit ans, aussi petit que teigneux — on se regarde, ravis : on a grandi avec Le Bon, la Brute et le Truand, avec Lucky Luke ou Et pour quelques dollars de plus, imaginant cet American West qui semblait si lointain. Nos rêves de gamins, enfouis par le temps, semblent prendre vie. On se met en route.
L’un derrière l’autre, les chevaux nous guident à travers bosquets de pins et dédales de pierres jusqu’au sommet Nord de la vallée. L’air est frais et mielleux, les odeurs de résine nous effleurent le nez. On parle, on rit, on dit à l’autre de regarder ce qu’il voit déjà : la vallée qui se creuse, les plateaux qui s’allongent, les montagnes qui se réveillent au loin, l’Ouest qui se découvre. Au sommet, un vent pressé nous bouscule, on enfonce nos chapeaux sur nos crânes.
Une pente douce tombe devant nous pour s’ouvrir en plateaux et vallons jusqu’à l’horizon, tachetés des vaches des ranchs voisins. Ce sont des « cattle ranch » : leur activité principale est d’élever des bovins. Les bêtes, marquées au fer du symbole de leurs propriétaires, paissent librement dans les plaines. À l’inverse, Sweet Grass est un « dude ranch » car il accueille des visiteurs. Une pratique apparue au tournant du XXème pour répondre à la nostalgie de la Frontière et du Wild West fantasmés de voyageurs guidés par le mythe de l’Amérique sauvage et de ses grands espaces…
En bas de la pente, une fois passé quelques vaches impassibles face aux vas-et-viens de ces visiteurs qui se prétendent cowboys du Montana, Gio nous fait signe de nous aligner sur la plaine. « Are you guys ready for a lope ? » Un galop ? « For sure ! » Je me tourne vers Nathan et Etienne, qui ont déjà deviné ce que je pensais : « Évidemment qu’on fait la course ! » La première d’une longue série. Derrière la ligne de départ imaginaire, on sourit d’impatience et nos montures trépignent.
« Ready ? Go ! »
Gio s’élance dans la plaine, et nous derrière lui. Le temps s’arrête — ou s’accélère, je ne sais pas trop. Garrett semble voler au-dessus des hautes herbes. Je sens ses muscles puissants qui chauffent, ses foulées précises qui battent la terre et avalent la distance. Je suis presque debout dans les étriers, ma main gauche tient les reines, ma droite s’agite de haut en bas, initiant ainsi le galop « aile de poulet » que ma mère cavalière me reprochera avec humour mais qui, à ce moment précis, me semble inévitable…
J’exalte. La vitesse fait voler mon chapeau que sa cordelette retient à mon cou. Garrett est inarrêtable. Il a bien compris qu’on faisait la course et veut me montrer qu’avec lui, je ne perdrais jamais ! Gio ralentit enfin, passe au pas, nous aussi. On s’attroupe autour d’un abreuvoir, les chevaux s’enivrent doucement et on se regarde, ravis, bien que plus hors d’haleine que nos montures.
Les jours se suivent. Galops et courses effrénées sur les plateaux, repas bons et gras, « Adventure ! » lancés par Jake qu’on reprend de vive voix, lecture dans les heures creuses du matin allongé sur l’herbe moelleuse, billards, discussions passionnées avec Garett sur la qualité des corrals du Montana… L’après-midi, Nathan, Etienne et moi prenons l’habitude de nous jeter dans la rivière pour se tonifier les muscles et par amour du défi. L’eau glaciale nous brûle la peau. On regrette immédiatement mais on y retourne aussitôt.
Un soir, un wrangler allume un feu de camp et sort sa guitare alors qu’on se rassemble autour des flammes. « Take Me Home, Country Roads » résonne dans la vallée, portée par nos voix enjouées. On réalise à peine la singularité de ces moments, hérités des vieilles traditions d’hospitalité et d’aventure de l’Ouest. Les traditions évoluent, s’adaptent, mais rien ne change complètement.
Quelques jours plus tard, on part en bivouac. On remonte la combe pour rejoindre Campfire Lake, y dormir, et revenir le lendemain. Départ vers 8h00 avec Jake, Gio et Gemma comme guides, et deux chevaux de trait pour le matériel — sacs de couchages, tentes, nourriture. On avance au pas sous les pins, suivant un sentier hésitant et percé de racines, débouchant parfois sur une prairie emplie de soleil ou un conciliabule de blocs de granite. Je m’émerveille de tout. Garrett semble plus blasé, lui. Il connaît les lieux. On passe une vielle barrière de barbelés qui disparaît peu à peu sous des couches de fougères, relique des limites d’un ranch qui n’est plus. Gio nous explique que la plupart des ranchs du coin avaient leur propre barbelé, différenciés par la forme des aiguillons. Maintenant, la nature reprend ses droits.
On arrive dans une clairière pour pique-niquer. La rivière bourdonne non loin. Les chevaux attachés, on sort les sandwichs et les gourdes, et on s’assoit sur de gros rondins de bois couchés en carré sur le sol épineux. Gio me raconte qu’il étudie en Californie à l’année et travaille comme wrangler l’été, tout comme Jake et Gemma. Après une dizaine de saisons à Sweet Grass, il fait partie de la famille. Jake, lui, est photographe. Il oscille, avec Gemma, entre voyages et études quand ils ne sont pas wranglers ici.
À pied — l’inimitable « Adventure ! » de Jake en tête — on part du côté de la rivière et on se penche, ébahis, au bord du plateau de calcaire qui la surplombe. La roche est d’un gris tacheté, abîmée par le temps et l’eau. Au fil des siècles, cette dernière l’a sculptée en canyons, toboggans et cascades, sous l’oeil indifférent des pins, lichens et buissons qui en jonchent les parois.
Je détache Garrett. « Come on old boy, time to get back on the road ! » dis-je d’un accent américain à peine exagéré, avant de lancer, en coeur avec Etienne et Nathan, « Let’s ride ! » Mais on ne reste pas longtemps sur nos selles : le sentier est coupé par un immense éboulis. Impossible de continuer à cheval, on les tire derrière nous. Garrett est adroit sur la roche, il souffle quand je glisse. J’essaye tant bien que mal de regarder ou je mets les pieds, mais mes yeux sont aimantés par les montagnes, la masse de pins verte qui en recouvre les flancs au loin, la rivière qui chante en contrebas et les rapaces qui nous observent d’en haut. La nature est forte, présente, prenante. Tout ça a quelque chose d’intemporel, qui me fascine.
On marche maladroitement les uns derrières les autres, minuscules, perdus dans cette immensité, piètres pionniers. Les arbres apparaissent et on remonte en selle, laissant les pierres derrière nous. On traverse à cheval des affluents qui se perdent dans la forêt avant de rejoindre la rivière principale. On passe sous des troncs couchés en triangle au-dessus du sentier, les branches filtrent la lumière, les rayons se confondent en un halo. Quitte à en faire trop, je dois dire que la forêt semble enchantée.
On arrive au lac sous une pluie fine et scintillante. Le soleil est toujours fort derrière les nuages. Le lac, la forêt, tout le paysage semble briller. L’Eldorado. « Adventure ! » s’exclame Jake. « Adventure ! » lui répondons-nous, galvanisés par la beauté des lieux et la perspective d’y passer la nuit. On décharge, installe les tentes et enlève les selles pour les entreposer sous les arbres. Je remonte sur Garrett à cru et m’approche de la rive. Les nuages sont partis, les montagnes et le ciel bleu qui les entoure se reflètent dans l’eau cristalline…
Retour au campement. Je dessine en silence. Jake, Gemma, Gio et mes cousins prépare le dîner. Le soleil tombe derrières les sommets, peignant de rouge les nuages revenus. Ce soir, c’est saucisses pimentées et pommes de terre cuite dans l’alu, puis chamallows grillés, bien sûr, et peut-être un peu whisky ou un chocolat chaud. Le dîner est bon, les conversations excellentes. Des moments uniques dont nos cerveaux retiennent la saveur longtemps après qu’ils en perdent les images.
Je finis mon dessin, sketch rapide du lac et de la rive opposée. À côté, un mot :
« Adventure »
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