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La Géorgie. Soyons honnêtes, ce petit pays à mi-chemin entre l’Europe et l’Asie ne vient pas tout de suite en tête pour partir à l’aventure.
Pourtant, que ce soit Ksenia Vysotskaya et son automne passé dans une ferme en Svanétie, ou Pedro Mecinas et son périple à vélo de Tbilissi à Omalo, les récits concordent : s’il est une chose qui marque les esprits des voyageurs, c’est bien l’accueil et la générosité des habitants de cet ancien bastion soviétique.
D’ailleurs, on ne dit pas « touriste », là-bas, mais « invité ». Une tradition qu’Aurélien Buttin a pu lui aussi vérifier lors de son périple improvisé de la Géorgie à l’Arménie, entre villes abandonnées, trajets angoissants, montagnes, glaciers, rencontres inoubliables et, surtout, beaucoup de chacha.
Un été, avec un ami, nous ne roulions pas sur l’or mais nous avions envie de partir à l’aventure. Où que ce soit. Quelques mois plus tôt, j’avais parlé sur Facebook avec une fille, Tata, qui n’avait d’ailleurs rien à faire dans mes contacts. Elle me disait être de Géorgie et que j’étais le bienvenu. Je reprends contact. Elle demande à ses parents pour nous héberger, pas de problème. On prend nos billets d’avion, Géorgie, nous voilà ! Trois jours avant le départ mon ami fait un pneumothorax. Il lui est fortement déconseillé de prendre l’avion pendant les six prochain mois. Que faire ?
Tant pis, j’y vais.
Pendant toute la durée du vol et de l’escale à Istanbul, je me demande ce que je suis en train de faire, c’est la première fois que je pars seul, je ne connais pas le pays, je ne suis jamais allé dans ce coin du monde, et je ne connais pas non plus la personne qui est censé m’accueillir… Et si c’était une arnaque, ou quelque chose dans le genre ?
3 heure du matin, je sors de l’avion. Il fait nuit noire, l’aéroport est vide, l’air est doux. Une voix m’appelle, je me retourne. Tata est là avec sa tante. Accolades. Je n’ai jamais vu des inconnus aussi heureux de me voir ! Une fois dans la voiture, le stress retombe. Elles me posent 10 000 questions auxquelles je réponds plus ou moins à côté, tant je suis collé à la vitre. Chiens errants, maisons en ruines ou criblées de balles. De l’eau ruisselle à grand flot sur la route et les trottoirs, s’engouffrant dans des nids de poule démesurés. Elles me disent qu’une petite tempête est en cours.
Nous arrivons dans une cité HLM mal entretenue. Il doit être 4h00 du matin, la tante s’en va et je suis seul avec tous mes sac et mon « amie » Facebook. On se dirige vers le bâtiment, mon ventre se serre, j’ai l’impression d’être en Union Soviétique. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais j’ai peur.
La porte se referme derrière moi.
À ma grande surprise, l’appartement est beau, propre et bien décoré. Le père nous appelle, on descend au sous-sol, dans la cuisine. Le père, un grand gaillard plein de bonne humeur. La mère, une dame rousse très gentille, fume clope sur clope. La cousine, Marie, ne parle strictement jamais, même dans sa propre langue. Ils m’accueillent tous avec avec entrain. Des plats de nourriture jonchent la table, le père me donne une bière, puis deux, puis trois, la mère me donne une clope, puis deux, puis trois. Je pioche dans les plats à m’en faire péter la panse, tout en répondant à toutes leurs questions. Ils me montrent une chambre, celle du grand frère qui est parti vivre avec sa copine. Ce sera la mienne, maintenant.
Après une nuit réparatrice, je me lève. Devant ma porte, je trouve un paquet de cigarettes et deux bières que le père m’a laissés. Ce sera notre rituel, tous les matins. Une fois dehors j’ai l’impression d’avoir voyagé dans le temps. Tout est béton et ferraille rouillée, les voitures époque soviétique tombent en morceaux, le style vestimentaire des gens semble tout droit sorti des années 1980. Tata et Marie tiennent à me faire visiter Tbilissi, la capitale. On monte dans le bus. Je réalise que je ne savais même pas que l’alphabet géorgien est différent du nôtre. Il contient 33 lettres. Les affiches, panneaux et enseignes ne veulent rien dire pour moi. Quand, par chance, l’alphabet change, c’est pour apparaître en cyrillique… J’ai fait un mois de russe à la fac et tout ce dont je me souviens c’est « je ne parle pas russe » et « cartable ». Utile.
La vieille ville est belle, atypique, avec ses vieilles maisons en bois sculptées, leurs balcons et escaliers extérieurs fendues par des petites ruelles pleines de charmes et de restaurants. La plupart des anciens bâtiments sont en piteux état, mais certains ont été rénovés dans le style de l’époque. Aux abord du centre historique, des constructions futuristes sortent du sol, comme le palais de justice, qui ressemble à un énorme champignon, le pont de la paix, ou la plupart des commissariats du pays qui ont été faits par le même architecte et semblent sortis d’un film de science fiction.
Après quelques jours passé en ville à errer dans les clubs underground, les bars, les restaurant et les monuments, le temps est venu de commencer mon aventure sur les sentiers du pays. Première destination : Khazbegi (à prononcer « razbégui »). Le père de Tata m’accompagne jusqu’à la place du marché où les marchroutka — mini vans qui desservent la campagne — attendent les voyageurs. Il m’aide à négocier les prix et m’indique dans lequel je dois monter, puisque je ne comprend rien aux panneaux posés à l’avant et que personne ne parle anglais.
Les routes sont sinueuses et la conduite sportive. On passe du goudron à la terre et aux cailloux, sans que le marchroutka ne ralentisse. Le chauffeur coupe les virages de montagne, déborde sur la voie de gauche à fond de cale, sans aucune visibilité. Une tonne de grigris religieux se balancent au rétroviseur comme pour nous protéger de la catastrophe. Je ne suis pas serein, mais je suis bien le seul. Tout le monde discute, rit, partage à boire et à manger.
Ce n’est pas de l’eau, mais de la chacha, alcool local qui ferait passer la vodka pour de la Volvic.
Même le chauffeur à le droit à sa petite gorgée. Parfois, tout le monde s’arrête quelques secondes pour faire le signe de croix, trois fois de suite. Au bout d’un moment, je leur demande pourquoi. Ils m’expliquent que c’est comme ça. Dès qu’ils voient une croix, une église ou quoi que ce soit de religieux, de près ou de loin, ils font ce geste. Ici, on ne rigole pas avec la religion et la superstition.
Vers 10 heure du matin, après avoir esquivé quelques troupeaux de vaches qui dorment au milieu de la route, le véhicule s’arrête pour une pause dans un relais. Au menu, khachapuri, une sorte de galette de pain au fromage qui déborde d’huile, comme à peu près tous les plats en Géorgie. À tomber par terre. Le tout accompagné de chacha, bien sûr. Vers midi, on arrive dans le village de Stephantsminda. La pluie vient de se calmer, l’air est humide, je prends à peine le temps de me poser et commence l’ascension à travers les bois jusqu’à l’église de la trinité de Guerguétie.
En chemin, je croise un randonneur qui s’est ouvert la jambe. Besoin d’aide ? Oui, pour lui attraper sa trousse de secours, dans son sac. Ça me rappelle que je n’en ai pas pris, tiens. Une heure et demie plus tard, j’arrive dans une sorte de grande prairie verte. Des gens sont étendus sur l’herbe, des chevaux broutent ici et là. Le vent est léger, le calme règne. Je m’installe pour pique-niquer entre l’église et le mont Kazbek, impressionnant de par sa taille — 5 047 mètres — mais aussi son histoire : c’est là, selon la mythologie, que Prométhée aurait été enchaîné après avoir volé le feu de l’Olympe aux Dieux pour le donner aux hommes, son foie dévoré par l’Aigle du Caucase, chaque jour, et repoussant, chaque nuit.
Le soir, de retour à Tbilissi, je rencontre Claudia, une touriste allemande qui me dit qu’elle cherche un compagnon pour aller plus à l’est, à Lagodekhi, à la frontière avec l’Azerbaïdjan. Je serai son compagnon. Nous faisons connaissance dans le marchroutka. Claudia est douce et gentille, avec un bon sens de l’humour, et très engagée pour le climat et l’environnement. Elle a rencontré Daniel, un suisse allemand, à une conférence sur le sujet, à Tbilissi. Il travaille dans la montagne, vers Lagodekhi, avec des rangers. On se rend chez son hôte.
Une vieille dame nous ouvre, nous fait visiter sa maison assez délabrée. Le point positif : un balcon. Prêt à tomber à n’importe quel moment, certes, mais un balcon quand même. La vieille dame nous apporte quelques petits plats, qui semblent plus avariés les uns que les autres. Quitte à paraître malpolis, on ne mange pas grand-chose et notre appétit est sauvé par quelques glaces que nous avions acheté avant d’arriver. Une douche au milieu du jardin, tout juste entouré d’un rideau, les pieds sur le gazon, et au lit.
Aux aurores, on part rejoindre Daniel dans la montagne. Sur le chemin, on rencontre quatre Géorgiens qui nous proposent de s’asseoir avec eux pour boire un coup. Claudia n’est pas rassurée, mais c’est mal vu, en Géorgie, de refuser un verre. Il est 9 heure du matin et ils tiennent à peine debout, mais ne sont pas bien méchants. Au bout d’une heure, on reprend la route. On trouve enfin le chalet et Daniel. Il nous présente à ses collègues et nous demande si on veut les aider, eux et les élèves d’une école, à ramasser les déchets dans la forêt.
À la fin de l’après-midi, on partage un immense repas dans les bois. Tout le monde est sympa et curieux de voir une Allemande et un Français ici, avec eux. Une fois le ventre rempli, Daniel nous dit qu’à quelques kilomètres vers le Nord il y a un gîte où nous pouvons passer la nuit. Deux heures plus tard, on trouve la vieille cabane en rondins, quatre lits, une cheminée et des casiers en métal. Le lendemain, on part randonner. On tombe sur un lac immense, pour se baigner.
Le soir, on rejoint Daniel. Dans un bar, on rencontre deux filles, également suisses allemandes, Dominique et Lene. Elles nous racontent qu’elles se sont faites attaquer dans la campagne, la nuit, par 4 ou 5 gars, mais qu’elles ont réussi à se sauver. Elles ont besoin de se détendre. Daniel nous propose d’aller se baigner le lendemain dans un endroit splendide dans la montagne, avec cascade et tout le tintouin. Il n’avait pas menti.
Au petit matin, on retourne à Tbilissi. Dominique et Lene se sont greffées au groupe. Sur le trajet, elles me proposent de les accompagner en Svanétie, au Nord-Ouest du pays. Après leurs mésaventures, elles ont peur d’y aller seules. J’accepte, et on prend un train de nuit pour Zougdidi. Il n’y a que des hommes dans le wagon. Tout le monde parle, joue aux cartes, rit, partage de la nourriture et de l’alcool. Je vais fumer entre deux wagons.
Des hommes me proposent de la chacha.
Je refuse car je doit garder un œil sur les filles et mes affaires. Ils insistent. Je continue de refuser, ils continuent d’insister. Je craque. Quand je retourne dans le wagon, des passagers ont invité les filles à danser sur de la musique locale. Elles n’ont pas l’air rassurées et sont heureuses de me voir revenir. Plusieurs heures plus tard, tout le monde s’endort, saoul.
Arrivés à Zougdidi, on trouve notre marchroutka pour rejoindre Mestia. Le chauffeur boit de la chacha. Beaucoup de chacha. Vu les routes délabrées, à flanc de montagnes et sans rambardes de sécurité, on croise les doigts. Plusieurs signes de croix et troupeaux de vaches plus tard, on arrive à destination. L’air est frais. Je ne me sens pas très bien, j’ai presque du mal à mettre un pied devant l’autre. Lene me dit que ça doit être l’altitude.
Chiens errants, vaches, hommes à cheval arpentent les rues de cette petite ville de 3 000 habitants. Les maisons en pierre semblent sorties d’une autre époque, tout comme les tours de guet du XIème siècle, à chaque coin de rue. La vie est paisible et douce à Mestia. Le soir, on mange tous ensemble sur le grand balcon en bois de l’auberge. On se raconte des histoires face aux montagnes, éclairées par la lune.
Au matin, on part pour une longue randonnée jusqu’au glacier Chalaati, à la frontière russe, que l’on ne traversera pas, cette fois. Une heure de marche plus tard, et après avoir traversé un pont qui semble pouvoir tomber à tout moment, on rencontre un groupe de Hollandais qui se rend également au glacier. On commence l’ascension tous ensemble, en suivant un petit torrent. Voilà le glacier. On avance sur la moraine, énorme amas de débris rocheux poussé par la glace. L’eau s’écoule sous nos pieds, la roche craque.
Soudain, une averse éclate. Des trombes d’eau se déversent sur nous. On avance doucement, pour ne pas glisser et tomber entre les rochers. Au loin, on entend des bruits d’éboulement. On accélère le pas jusqu’au torrent, qui est largement sorti de son lit. Il faut redescendre de la montagne les pieds dans l’eau, sans se faire emporter par le courant. Quatre heures plus tard, trempés et épuisés, on atteint enfin l’auberge. Direction le feu de cheminée.
Les Suisses et les Hollandais sont partis. Je redescends vers Abasha, où la grand-mère de Tata m’héberge. Dans cette région, les maisons sont montées sur pilotis. La grand-mère m’accueille à bras ouverts. Je me sens bien chez elle. Le soir venu, tous les voisins sont là pour voir le Français. Personne ne parle anglais. Le repas commence. Un convive se lève pour porter un toast à ma visite. Allons-y. Le toast terminé, on boit tous une gorgée de chacha. J’apprends, à mes dépends, que quand on reçoit des invités en Géorgie, il faut porter toast après toast.
À peine ma fourchette plantée, un autre se lève à son tour, pour porter un toast au pays. On reboit une gorgée. Puis un troisième porte un toast à la grand-mère qui nous invite. On reboit une gorgée. Ça continue. L’alcool monte, l’inspiration descend. Un toast au président, au village, aux animaux, au soleil, à la sieste, à Dieu, à Jésus (pas de jaloux), à l’alcool, à la paix, aux copains, aux Français, aux Anglais, aux Chinois, aux Namibiens, à l’herbe, la nuit, la lune, le lait, à la Star Ac’ et aux boutons de manchettes. On parle avec les mains, on boit, on mange, on rit, on vit.
Le soir, comme tous les soirs, mon hôte trait sa vache pour avoir du lait frais le matin. Après un bon bol, les voisins viennent me chercher dans leur Mercedes pour m’emmener « voir des dinosaures. » Je ne comprends pas bien ce qui se passe, mais je monte dans la voiture. Rapidement, ils se garent près de chutes d’eau où se baignent plusieurs familles. Je pense avoir mal compris ce qu’ils me disaient, mais ils me montrent le sol : il y a des empreintes de dinosaures, partout ! Ils veulent me montrer autre chose. On loue un bateau pour s’enfoncer dans les gorges, jusqu’à faire escale au bord d’un trou dans le mur. Une fois à l’intérieur, on allume une lampe, ils me montrent les parois. Des côtes fossilisées ! Nous sommes dans le ventre d’un dinosaure, vraiment ?
De retour à la maison, la vieille dame me demande si je veux manger de la viande ce soir. Oui, pourquoi pas. Une heure plus tard, elle m’appelle dans le jardin. Elle tient un de ses poulets, la tête contre une souche d’arbre, et me montre la hache. J’ai compris. Une fois le poulet dans mon assiette, je me rends compte qu’il n’avait que la peau sur les os. Je culpabilise. Aujourd’hui encore, je culpabilise. Ça sera la première et dernière fois que je tuerai un animal.
Mon séjour prend fin. Je passe à Batumi avant de prendre la direction de Vardzia. Je fais du stop. Un routier s’arrête. Il me montre mon panneau, et me dit oui de la tête. La route sera longue, très longue. Il me parle géorgien, je lui réponds en anglais. Au bout de quelques heures, je ne cherche plus à comprendre et je lui répond en français. Si je pouvais traduire tout ce qu’on s’est dit pendant ces 10 heures de trajet…
Au milieu de la nuit, il arrête son camion au milieu de nulle part. Il ouvre ma portière et me fait comprendre que je dois descendre. Je lui dis que non. Il se retourne, attrape mon sac et le jette en dehors du camion. Je descends, il claque la porte et s’en va. Je reste là dix bonnes minutes à me demander ce que je vais faire. La nuit est si noire. Un vieux passe et me demande si je cherche un endroit où dormir. Oui. Il repart. Quelques instants plus tard, une femme vient à ma rencontre et me dit que c’est son père que j’ai croisé plus tôt. Elle a une maison à disposition, ça fera 3€ la nuit. Banco.
On traverse un champs de hautes herbes. La maison apparaît. Elle ouvre et me dit que je peux choisir la chambre que je veux. Je m’installe et fais le tour du propriétaire. Dans la cuisine, les rideaux bougent avec le vent. Quand je les tire pour fermer la fenêtre, je réalise qu’il n’y a pas de carreaux. Je retourne dans la chambre, cache mon sac et me mets au lit. Un bruit sourd me réveille. Quelqu’un frappe à la porte. J’ai peur. Qui est là ? C’est la femme de tout à l’heure. »Mon ami a un trop bu, me dit elle, il va dormir ici. » J’ouvre la porte, l’homme est affalé sur son épaule. Elle le monte à l’étage et me souhaite bonne nuit. Le lendemain matin, je suis toujours vivant et mes affaires sont toujours là.
Je les prends et sors de la maison. À ma grande surprise, la cité troglodyte de Vardzia est là, juste devant moi, immense. Elle creuse tout le flan de la montagne qui surplombe une large rivière. Je réalise que le routier d’hier essayait juste de me faire comprendre que j’étais arrivé à bon port. Je commence la visite de cette ville du XIIème siècle, une enfilade de plus de 3 000 grottes reliées entre elles par d’innombrables tunnels, sur neuf étages. À couper le souffle.
Je reprend ma route pour la frontière arménienne. Un couple me prend en stop et me dépose à Akhalkalaki, dernière ville avant la frontière. Ils me disent qu’un marchroutka part pour Erevan chaque matin. J’entre dans le premier bar que je vois pour manger un bout et demande si il y a un hôtel. La patronne passe un coup de fil, quelqu’un vient me chercher. J’arrive dans une espèce dortoir où sont entassés huit lits, avec à peine un mètre d’espace pour circuler. Je prends le premier lit en face d’un frigo qui ne fonctionne pas, évidemment. Une télé est posée dessus, avec une seule et unique chaîne, en russe. « Cartable. »
Le jour d’après, à l’aube, je vais au point de rende-vous pour prendre mon marchroutka. On arrive à la frontière, je récupère mon visa. C’est reparti. Une heure plus tard et un certain nombre de troupeaux de moutons évités de justesse j’aperçois le mont Ararat, immense volcan sur lequel Noé se serait échoué avec son arche. Il restera dans le paysage jusqu’à mon arrivée dans la capitale. J’ai réservé une chambre d’hôte dans une famille sympathique. Ils m’emmènent faire le tour de la ville, visiter la « plus vieille église du monde », et se la couler douce dans une station balnéaire. Un beau moment.
Je prends ensuite le bus pour une ville non loin de là, Metsamor. Barre HLM sur barre HLM, grillage rouillé, nuages de poussière, quelques personnes ici et là. Je ne suis pas à l’aise. Qu’est-ce que je fais là ? J’avais vu sur internet qu’il y avait une centrale nucléaire en plein milieu du désert avec les montagnes juste derrière et je me disais que ça pourrait faire une belle photo. Arrivé à l’entrée du désert, je me retrouve devant une piscine municipale abandonnée. Il est midi, le soleil tape. Je me met à l’abri sous le plongeoir en béton.
Le temps passe.
Cinq jeunes arrivent, me demandent qui je suis et ce que je fais là. Je leur explique, ils sourient. Ils n’ont jamais vu un touriste dans le coin. Ils me montrent la route, me donne de l’eau et me disent qu’il faut que je fasse attention aux petits trous dans le sol : ce sont des terriers à serpents. Je ne sais pas si ils se moquent de moi ou non. Bref, je prends ma route. Une heure après, je tombe sur une grille fermée et des panneaux qui, il me semble, disent qu’il est interdit d’aller plus loin. Caméra, gardes armés, etc. Bravo, Aurélien.
Peu de temps après avoir rebroussé chemin et alors que je n’ai plus d’eau, je commence à me sentir faible. Je m’assied sur le bord de la route et ne trouve pas la force de repartir. J’attends, j’essaie de réfléchir, mais rien n’y fait. Trente minute plus tard, une vieille camionnette bleue passe. Je n’ai même pas l’énergie de lui faire signe. Contre toute attente, elle fait marche arrière. L’homme au volant me dit « Doma ? » (« maison ? ») en mimant un toit avec ses mains. Oui. Je monte. À l’arrière du véhicule, sa mère est assise sur plusieurs caisses de tomates. Une fois arrivé chez eux ils me servent à manger et à boire.
Tout le village s’empressent de s’agglutiner à la terrasse pour voir le Français. Tout le monde me parle, me ramène à manger, s’amuse. Un homme me propose de me marier avec sa sœur. Mon hôte appelle un taxi pour me ramener et insiste pour me donner deux énormes sacs. Qu’est ce que je vais bien pouvoir faire de 5 kilos de tomates ?
Mon voyage en Arménie s’achève et je retourne à Tbilissi, en Géorgie. La famille de Tata m’accueille, un peu inquiète de ne pas avoir eu de mes nouvelles depuis une semaine. J’ai l’impression d’être un des leurs. Le père me suggère même de rester vivre avec eux. Il a de bonnes relations qui pourraient me trouver un bon travail. C’est tentant.
Après avoir fêter mon retour en bonne et due forme, la mère et la fille m’emmènent en virée dans le désert de David Gareja, à deux heures de route plus au Sud, jusqu’à un monastère. Dans la cour, on peut voir un ou deux moines au loin, qui disparaissent en une demi-seconde. Il leur est strictement interdit de parler ou d’avoir une quelconque interaction avec les visiteurs. Ils partent s’enfermer dans leurs chambres, qui ne sont ni plus ni moins qu’une pièce creusée à même la roche avec une table et un lit creusés, eux aussi, dans la pierre.
Autour du monastère s’étendent des montagnes rouges. La calme est assourdissant. La mère me dit que la légende raconte que, des siècles auparavant, des centaines de moines se sont fait assassiner par des musulmans et que c’est leur sang qui a donné cette couleur à la terre… Sur cette note, nous quittons les lieux. En chemin on croise une bergère qui promène des dindons, je demande d’arrêter la voiture, je la prends en photo. Ce sera la dernière du voyage.
Le lendemain, la famille m’amène à l’aéroport. Ils sont émus de me voir partir. Moi aussi. Les larmes aux yeux, le père dit « Bon ! On ne va pas rester avec lui toute la nuit ! » Et ils s’en vont. Alexandre Dumas, qui a vécu à Tbilissi, a dit qu’il n’aurait jamais dû y venir, car après ça, la ville lui a manqué toute sa vie. Et je comprend pourquoi.
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