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Perdu dans les montagnes d’Asie centrale, le Kirghizistan connait une grande popularité ces dernières années. Mais si le pays profite de cette nouvelle économie touristique, il en souffre tout autant. Un paradoxe que nous évoquions à travers l’exemple de l’Islande, dans notre dossier sur les effets néfastes des réseaux sociaux.
Face à la perte d’authenticité qui menace les populations locales, Joffrey Persia a souhaité partager le quotidien d’un véritable aiglier, loin de la foule et des spectacles, pour témoigner de cette culture millénaire qui résiste encore à la modernité.
Ma montre affiche 19h00. Je récupère dans la hâte mon sac à dos et part pour l’aéroport. J’ai acheté mes billets d’avion 3h30 avant le décollage, l’email de confirmation sonne le début de l’aventure. Dans quinze heures, je serai de nouveau à Bishkek, au Kirghizistan. Je vais enfin pouvoir réaliser mon rêve : vivre une semaine avec un aiglier et aller chasser avec lui dans les montagnes enneigées du Sud du pays.
Quatre mois plus tôt, je découvrais avec admiration le Kirghizistan. Ce pays d’Asie centrale, indépendant depuis la chute de l’URSS, et qui perpétue ses vieilles traditions nomades avec fierté. J’avais eu la chance d’assister aux World Nomads Games en tant que photographe presse. C’est là que j’ai découvert le métier d’aiglier, qui consiste à apprendre à un aigle royal à chasser les chacals, renards et même les loups. Le meilleur ? Ils se déplacent à cheval !
Mais j’ai aussi très vite compris que cette tradition s’est transformée suite à la montée du tourisme qu’a connu le Kirghizistan ces dernières années. Maintenant, n’importe quelle agence propose un show d’une demi-journée avec un aiglier. La plupart d’entre-elles mentent sur l’authenticité du chasseur qui ne vit plus de la chasse et de la vente de peaux, mais des shows. Ils proposent même souvent des chambres d’hôte chez eux après la démonstration. Un business model bien rodé… Après plusieurs semaines d’échanges avec des agences locales et de bons guides rencontrés sur place, je commence à avoir les contacts de « vrais » aigliers. Il n’a vraiment pas été facile de leur faire comprendre que je ne voulais pas d’un show touristique. J’apprends que la saison de chasse s’étend d’octobre à mars, et le plus souvent au sud du pays.
Un aiglier nommé Aman accepte de me rencontrer. L’excitation monte d’un cran, mon projet se concrétise.
À mon arrivée, mon contact me conduit de Bishkek, la capitale, vers une petite ville proche de Naryn, à bord d’une vieille Lada. En huit heures, nous venons péniblement à bout de deux cols de montagnes. Les vitres gèlent en roulant. J’appréhende le froid, surtout à cheval, sous -15°C… Le lendemain, je rencontre enfin Aman dans un café. Il ne parle que kirghize et russe. C’est un homme fort, silencieux, dont la poigne fait deux fois la mienne. L’image que j’avais du soviétique campagnard n’était pas si éloignée. Grâce à mon contact qui joue les traducteurs, j’explique mon projet de reportage photo. À mon grand soulagement Aman accepte que je reste à ses côté pendant toute une semaine. Une fois les modalités logistiques réglées, nous partons Aman et moi dans sa petite ferme à une heure de la ville.
En descendant, je découvre sa ferme, ses aigles, ses chevaux et son chien. Il vit aux pieds des montagnes, loin du réseau téléphonique. Je suis abasourdi par cette ruralité soviétique : ici, pas d’eau courante ni d’eau chaude. Les toilettes sont dans le premier des deux sas de la maison. Le seau qui sert de chasse d’eau a déjà gelé, la température doit flirter avec les zéro degrés. En posant mes affaires, je ne peux m’empêcher de sourire. Je suis bien loin des chambres d’hôtes touristiques, l’immersion est totale !
La ferme n’a qu’une chambre, je m’installe dans le salon pour la nuit. Le premier soir, je dors sur le tapis à côté d’Aman et de son fils de 12 ans, nommé Islam. Ce n’est pas un bivouac, mais l’esprit y est. Pas de chance, Aman ronfle comme une locomotive du temps de l’URSS. Après une courte nuit, le réveil me sort brusquement de mes rêves à 5h30. Aman est déjà en train de s’habiller. Nous nous équipons à la hâte et partons enfin à cheval dans les montagnes. Heureusement qu’une des vertus du froid est de tenir le corps éveillé.
Aman comprend vite que je ne suis pas un grand cavalier, et la première matinée consiste à me familiariser avec mon cheval et la neige. Je suis heureux, et le cheval aussi car il sait qu’avec moi il pourra aller où bon lui semble. Je ne suis pas encore suffisamment à l’aise pour prendre des photos, mais je suis là où je veux être. Et personne ne peut me l’enlever !
À notre retour, deux amis d’Aman nous attendent chez lui. La chasse n’a rien donné… il faut donc fêter ça avec de la vodka. Le verre fait quelques tours de table, et nous rions ensemble. Notre langage est universel, les gestes ont remplacé les mots. La pudeur semble être partie avec notre breuvage, je me sens en connivence avec eux. Du ragoût de mouton cuit dans la vieille casserole à côté du lit. Son odeur embaume la pièce et réveille mon appétit. Je suis végétarien, mais il aurait été difficile de survivre ici avec quelques patates. Tant pis, je mangerai ce mouton en pensant à la vie qu’il a eu au pied de ces montagnes.
Les jours passent et mon rythme se cale sur celui d’Aman. Le matin, nous partons à l’aventure. L’après-midi, nous nous reposons. L’équilibre est parfait.
Je me familiarise petit à petit avec ces steppes blanches comme du coton, elles deviennent un terrain d’exploration formidable. Il faut s’armer de patience, et ne pas brusquer la nature. C’est elle qui dicte les règles ici, pas nous. Nous croisons parfois dans les montagnes des chasseurs, fusils à l’épaule, scrutant l’horizon à travers leurs jumelles. C’est moins pittoresque. Mais il faut bien composer avec la modernité.
Les journées sont rythmées par le thé. Il faut prendre et reprendre des forces avant et après avoir affronté la nature. Je commence à comprendre à quoi consiste la vie d’un aiglier. Aman passe du temps avec ses deux aigles, et apprend à son fils à s’en occuper. La tradition se perpétue. Un aigle royal vit en général 60 ans. L’aiglier dresse son rapace avec passion et attention durant ses 20 premières années. Après cette période, l’aigle prend dignement sa retraite. Il décidera par lui-même s’il vaut mieux tenter sa chance dans les montagnes ou rester dans la ferme et recevoir sa pension à vie.
Les aigles sont des animaux capricieux, ce qui rend la pratique difficile à mon grand désespoir. Nous avons vu quelques animaux, mais Oymok préfére parfois se poser dans un arbre plutôt que de risquer se fatiguer pour attraper un renard. Il se fait désirer, et il a bien raison. Il n’est pas de sang royal pour rien. Tant pis, la vodka nous consolera. En une saison de chasse, Aman et Oymok attrapent 15 chacals, 8 renards et 6 loups. Belle moyenne !
La semaine passe vite, et l’aventure se termine après le 7ème jour de chasse. Les montagnes kirghizes m’ont offert le plus beau des décors. La neige et le froid étaient là pour me rappeler la force de la nature. Oymok, lui, m’a montré avec brillo toute la majesté d’un aigle royal. Enfin, Aman et ses amis m’ont offert la plus belle forme d’hospitalité. La culture kirghize résiste encore au monde, et cela me réjouit.
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