En août 2017, Lionel Prado du Fresh Air Club est parti sur les routes du Grand Nord canadien pour trois mois d’expédition en totale autonomie et au fil de l’eau, 500 km en canoë à la recherche des prédateurs emblématiques de la région.
[dropcap]P[/dropcap]rélever et produire sa nourriture avec du sens et du respect pour la vie comme le faisaient les peuples autochtones autrefois, m’a toujours fasciné.
À bord de l’hydravion, nous voilà dans les airs. Nos visages sont crispés par l’inconnu qui nous attend. Nous découvrons les rocheuses canadiennes comme jamais. Après avoir une bonne heure de vol, il est temps d’atterrir sur le lac McCluskey. Ici, il n’y a rien à part une vieille cabane de chasseur et une femelle orignal qui pâture près de l’eau. Le moteur se coupe, nous déchargeons tout le matériel sur un ponton d’amarrage plutôt sommaire. L’avion redémarre dans un bruit sourd qui envahit la vallée. Il décolle et s’éloigne. Nous sommes seuls.
Nous avons conscience que cette expédition est une folie : nous n’avons aucune expérience en canoë et 500 km à parcourir… Mais livrés à nous même en pleine nature, nous sommes en train d’extérioriser, dans la radicalité la plus totale, un rêve logé au plus profond de nous. Nous rejoignons rapidement la Wind River avec notre matériel. À notre grande surprise, il y a peu de fond et il nous faut accompagner à pied l’embarcation alourdie par tout ce chargement. Très vite, notre appréhension concernant ce cours d’eau s’efface au détriment de l’excitation de ce début d’aventure. On se laisse porter.
Mais trois jours après le départ, c’est le drame : un virage nous rattrape après deux heures de navigation. Nous nous bloquons dans un tournant, à la perpendiculaire entre deux arbres submergés. L’eau s’infiltre dans le canoë en une fraction de seconde. L’embarcation bascule et nous propulse dans l’eau glacée. Malgré la force du courant, nous parvenons à saisir les cordes et à sortir notre épave de l’eau. Trempés, il nous faut démarrer un feu rapidement pour nous réchauffer. Nous sommes maintenant conscients des risques encourus. À plus de 400 km de l’arrivée, si nous venions à perdre notre matériel, denrées alimentaires comprises, nous serions perdus.
Au fil de l’eau, nous nous laissons porter sur cette embarcation en accord avec les éléments et nous perdons toute notion de temps.
Les journées sont longues, le soleil se couche à minuit pour se lever à 5h00. Un matin, je pêche deux poissons pour le repas. Ce sont des ombres arctiques — arctic grayling en anglais — de la famille des salmonidés. La seule espèce présente dans cette rivière. Tandis qu’Antonin découpe habilement les filets des poissons, deux corneilles nous survolent en poussant de grands cris. Ces oiseaux connaissent trop bien nos habitudes et espèrent le reste de poisson que nous laissons derrière nous. Notre seule crainte est maintenant de voir débarquer un ours.
La présence de l’ours éveille en moi un sentiment étrange, comme ancestral. Cette sensation est parfois pesante, d’autant plus que nous ne voyons jamais l’animal et que le milieu que nous explorons est souvent fermé par la végétation. Mais par ses indices plus ou moins récents, nous savons qu’il est dans les parages. En revanche, sa silhouette et sa démarche relèvent encore du mystère.
Dans notre monde moderne toujours plus rapide, agité et contrôlé, pouvoir s’isoler dans la nature est pour l’homme le plus grand des privilèges.
Après 25 jours de navigation en autonomie, nous atteignons finalement notre arrivée : Fort McPherson. Nous avons accompli quelque chose qui nous dépasse. Les aventures s’enchainent dans l’intensité d’un automne qui embrase déjà les lieux. Le temps d’une trêve, nous faisons une halte à Dawson. Nous repartons ensuite pour deux semaines dans une vallée reculée, en quête d’orignal et d’aurores boréales. Au creux de la nuit, je découvre mes premières lumières du Nord dans une atmosphère noire parsemée de nuages. L’énergie qui circule dans le ciel est saisissante. Du vert au rouge, elles se propagent dans les airs.
Puis vient le moment de se rendre vers notre destination finale. Nous avons la chance de pouvoir compter sur la gentillesse des populations locales : 2000 km parcourus en autostop pour rejoindre l’Alaska dans le but de croiser l’ours brun du Grand Nord. Une fois notre destination atteinte, nous avons enfin l’immense privilège de croiser le regard du grizzly. Les ours sont bien présents et sont ici chez eux. Les derniers saumons qui remontent sont usés par l’eau douce et la distance parcourue pour se reproduire. Bien qu’ils soient toujours en vie, leurs tissus commencent à se décomposer. L’ambiance est macabre. Ils savent trop bien qu’ils sont destinés à la mort : l’ours viendra les prélever jusqu’au dernier, sans répit.
Les saumons attirent aussi les pygargues à tête blanche qui se donnent rendez-vous sur la rivière Chilkat. Ils viennent faire leurs dernières réserves avant l’hiver extrême qui frôle les -40°C. L’occasion pour nous d’assister à un dernier rassemblement intensif de ce que la nature a de plus sauvage.
Notre périple se termine à Whitehorse. La fatigue se ressent, après toutes ces nuits à dormir sous la tente, aussi bien en ville qu’en pleine nature. Coïncidence ou pas, je croise à nouveau la route de Martin qui nous avait généreusement aidé pour le transport de notre canoë de Dawson à Whitehorse. À présent, il rejoint l’Est canadien et me propose de l’accompagner. 6000 km, c’est la distance qu’il compte parcourir à bord de son pick-up, pour rejoindre Montréal. Cette traversée, c’est l’occasion d’avoir un aperçu de l’immensité extrême du Canada. J’accepte de partager ce trajet, nos routes avec Antonin se séparent.
Avant de parcourir le Grand Nord, je ne pouvais imaginer qu’il existait encore des territoires aussi sauvages, vastes et intacts. Des endroits sans aucune trace humaine, rien, si ce n’est les traces d’orignaux, d’ours et de loups. Même si les rencontres animales ont été rares et furtives, j’en garde le souvenir d’une ultime liberté, déconnecté du monde.
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