Il fut le père des parcs nationaux américains, et le prophète de la nature sauvage. On lui doit la protection de la vallée de Yosemite, et nombre de récits exaltés que les aventuriers continuent de lire au coin du feu. John Muir a passé de longues années à poursuivre son rêve d’une fusion avec la nature, en explorant les forêts, les glaciers et les cimes de la Sierra Nevada. Portrait d’un original dont l’appel continue de résonner : « Viens dans les bois, c’est là qu’on trouve le repos. »
En 1903, John Muir apprend qu’un homme influent, dont le nom est tenu secret, souhaite explorer les montagnes de Californie avec lui. La requête n’est pas surprenante. Cela fait longtemps que cet Ecossais tombé fou amoureux de la nature californienne est devenu un mythe local. Il a traversé les Etats-Unis de nord en sud à pied, exploré les glaciers d’Alaska, et milité sans relâche pour préserver la vallée de Yosemite de la déforestation.
Devenu une sorte de vieux sage à longue barbe, il voit nombre de célébrités l’approcher pour s’initier aux secrets des montagnes. Mais le mystérieux invité n’est autre que Theodore Roosevelt, alors président des Etats-Unis. « Je souhaite que personne d’autre ne nous accompagne », déclare-t-il à John Muir, « je veux oublier complètement la politique pendant quatre jours et être en pleine nature avec vous. »
Une fine couche de neige recouvre les dômes rocheux de Yosemite, les bois ne sont que solitude gelée. Malgré le froid et la réticence de ses gardes du corps, le président s’embarque avec le poète naturaliste au cœur de la forêt. Il campe au milieu de nulle part, et découvre la beauté rare de cette vallée sculptée par les glaciers. Lui-même féru d’extérieur, Roosevelt est effaré par l’imprudence de Muir. Car il n’a emporté aucune couverture ou provisions, et dort à même la neige dans un sac de toile.
Que John Muir ait atteint l’âge de soixante-seize ans relève du miracle. Cet homme a vécu avec la conviction que la nature ne pourrait jamais lui faire de mal, et qu’il était inutile de s’en préserver. Il a failli chuter dans une cascade gigantesque, et tomber dans une crevasse glaciaire. Il est resté piégé dans des tempêtes de neige au sommet d’une montagne, a survécu une semaine sans manger, et a escaladé un grand arbre au cœur d’une tempête monstrueuse pour « entendre le chant de la forêt ».
Mais il semblerait que la Californie ait voulu épargner son plus farouche défenseur. Roosevelt est touché par la beauté des lieux, et par la ferveur de Muir. En 1906, il accède à sa demande, et place la vallée de Yosemite sous contrôle fédéral. Les troupeaux de moutons, que Muir accusait de ravager ce milieu naturel exceptionnel, devront rendre la place aux ours et aux fleurs. Après Yellowstone, le deuxième parc national des Etats-Unis est né. John Muir a gagné le combat d’une vie.
Celui qu’on surnommait « John des montagnes » le dit lui-même : il porte dans son sang une nature sauvage indomptable. Peut-être lui vient-elle des rivages écossais, où il voit le jour en 1838, ou des poèmes et récits d’aventure dont il s’est nourri dès l’enfance. L’émigration de sa famille aux Etats-Unis lui permettra d’assouvir sa passion des grands espaces. Lorsqu’il interrompt ses études de botanique et d’histoire naturelle à l’université de Madison, Wisconsin, il dit préférer rejoindre « the University of Wilderness » – l’université de la nature sauvage.
Il part alors pour une longue errance d’un millier de miles. Marchant de l’Indiana au golfe du Mexique en dormant dans des cimetières. Muir explore Cuba, s’embarque pour New York, puis pour la Californie, qui sera sa terre promise. À son arrivée dans la sierra en 1868, il découvre les prairies recouvertes de fleurs sauvages au pied des montagnes majestueuses. Il croit alors avoir retrouvé le jardin d’Eden. Cet été de bonheur intense nourrira sa mission, et lui inspirera nombre de récits lyriques, où l’observation scientifique se mêle à l’enthousiasme le plus pur.
« Lorsqu’on touche à une seule chose dans la nature, on comprend qu’elle est reliée au reste du monde »
La Wilderness : telle est sa religion. Pour cet ancien chrétien fondamentaliste, devenu apôtre des bois et des montagnes, Dieu réside dans la beauté du monde. L’univers de John Muir est un gigantesque organisme, où chaque partie fait résonner le grand Tout : « lorsqu’on touche à une seule chose dans la nature, on comprend qu’elle est reliée au reste du monde ». Les forêts sont les « temples » du divin, et « le chemin le plus rapide vers le cœur de l’univers est une forêt sauvage ». Pour cet inlassable solitaire qui confesse préférer la compagnie des montagnes à celles des hommes, « nous avons autant besoin de beauté que de pain ».
L’œuvre de sa vie sera de conserver des espaces de nature intacte, où l’homme peut régénérer son corps et son esprit. Ainsi, son credo est devenu celui de tous les voyageurs avides de liberté : « Reste proche du cœur de la Nature. Evade-toi de temps à autre, escalade une montagne ou passe une semaine dans les bois. Purifie ton esprit. »
Mais John Muir n’est pas qu’un mystique exalté, dont les longs cheveux et la barbe légendaire flottent au vent de la nuit. Bien qu’ayant interrompu ses études, il possède une solide culture scientifique, acquise auprès du grand professeur Ezra Carr, et un sens de l’observation aiguisé par ses longs séjours dans les bois. Les pentes abruptes et les formes découpées de Yosemite qui inspirent une théorie aujourd’hui communément admise, mais à l’époque radicalement nouvelle : celle de l’origine glaciaire des vallées.
Pour Muir, d’immenses glaciers ont autrefois recouvert la sierra. Il avance que c’est la glace qui a su briser la roche, creuser la profonde vallée de Yosemite, et sculpter les formes spectaculaires de Half Dome. Cette hypothèse inédite lui vaut d’être conspué et ridiculisé par les savants de l’époque. En effet ceux-ci restaient fidèles à la thèse d’un grand cataclysme. Muir effectuera plusieurs expéditions dangereuses en Alaska, descendant au cœur des glaciers au péril de sa vie, afin d’affiner ses observations. Nous savons aujourd’hui que Muir avait raison. Tout comme les fjords de Norvège, c’est la glace qui a dessiné les parois de Yosemite. Le géologue amateur s’est révélé plus perspicace que les grands pontes, et cela contribue à l’aura exceptionnelle du personnage.
Géologue autodidacte, poète inspiré à la dégaine romantique, cœur sensible capable de porter le deuil d’un ours et d’écouter le chant de chaque brindille. John Muir a été mythifié de son vivant, tel un nouveau Saint François d’Assise. Il a lui-même beaucoup travaillé à sa légende, et continué à prétendre écrire du sommet des montagnes à l’époque où il s’était confortablement installé en ville.
Celui qui avouait « ne pas se sentir à sa place parmi les hommes » et préférer la compagnie des arbres est un misanthrope. Souvent odieux avec ceux qui ont le tort de ne pas être un sequoia. Celui qui éprouve une immense fraternité envers les plantes et les animaux a plus de mal à se soucier des humains. Notamment ceux qui ne sont pas blancs. Le ton méprisant avec lequel Muir parle des Amérindiens choque aujourd’hui. Les massacres de bisons et d’ours le désolent. Mais, il ne dit pas un mot des nations indiennes qui subissent le même sort. C’est le plus grand reproche qu’on fait aujourd’hui au mouvement conservationniste américain. Avoir préféré les grands espaces aux hommes qui y vivaient.
Mais contrairement à d’autres penseurs de la Wilderness, qui auraient voulu empêcher les visiteurs d’accéder aux parcs naturels. Muir a toujours pensé que les hommes avaient besoin d’espaces « où la nature pourrait régénérer et réjouir et renforcer le corps et l’âme ». Lui-même s’est longtemps improvisé guide à Yosemite, et a grandement contribué à créer le désir de découvrir ce site exceptionnel. Prosélyte de la religion de la nature, il voyait d’un bon œil le flux touristique : « Des milliers de gens épuisés, sur-civilisés, commencent à comprendre qu’aller à la montagne, c’est rentrer à la maison, et que la nature sauvage est une nécessité ».
« Des milliers de gens épuisés, sur-civilisés, commencent à comprendre qu’aller à la montagne, c’est rentrer à la maison, et que la nature sauvage est une nécessité »
Le mythe de Yosemite hante toujours l’âme américaine. D’ailleurs, parmi les quatre millions de visiteurs annuels, une majorité sont des Californiens. John Muir a su léguer une nature ouverte aux hommes, et un émerveillement à la portée de tous. Aujourd’hui, l’une des pistes les plus célèbres des Etats-Unis, la John Muir Trail, serpente sur deux-cent-quinze miles de sierra, de forêt et de montagne, allant de Yosemite jusqu’au Mont Whitney. Lieu, où Muir piégé par le blizzard a dansé toute une nuit pour ne pas mourir de froid, en 1873. Sans doute serait-il heureux de voir ses citations les plus célèbres orner les panneaux et les sacs à dos des aventuriers qui s’approprient la devise : « Les montagnes m’appellent, et je dois y aller. »
John Muir meurt en 1914 avec un regret majeur. Celui de n’avoir pu sauver la vallée glaciaire de Hetch Hetchy. Une voisine de Yosemite qu’il pensait au moins aussi somptueuse. Seuls ses récits nous permettent de rêver encore à ce joyau noyé sous les flots. Le prophète aux sapins aura su nous communiquer l’urgence de découvrir et de célébrer la beauté de la Terre. “The world’s big and I want to have a good look at it before it gets dark” : n’avons-nous pas tous en nous quelque chose de John Muir ?
“The world’s big and I want to have a good look at it before it gets dark”
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