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Pour son troisième voyage sur cette petite île de l’Océan Indien, Margaux Michel a prévu de suivre les motards sur les routes, dans les garages et les salons de tatouage.
[dropcap]T[/dropcap]out juste débarquée de l’avion qui me transporte à 12 395,20 km de chez moi. Mes pieds touchent enfin terre. La moiteur des tropiques, les effluves épicées de l’air chaud, l’agitation tranquille tout autour, je frémis à l’idée de me retrouver pour la troisième fois dans ce petit coin de l’hémisphère Sud. Ma première pensée se résume en une phrase: “Take it easy, you are in Bali”.
Entre terrain connu et terres inconnues, je sens déjà que ce périple sera différent des précédents. J’ai l’envie de m’immerger profondément dans ces lieux, de me faire toute petite à presqu’en disparaître, pour tenter de percer le secret de ce qui rend cette île si particulière. Il y a quelque chose de mystique ici. C’est inscrit sur les pierres de lave noire qui forment temples et maisons, dans les paniers dégoulinants d’offrandes portés par les femmes le long des routes, en haut des cimes de volcans majestueux, au creux des rizières humides.
Un mystère m’attire tout particulièrement ici et c’est en partie la raison de mon voyage, car en totale contradiction avec les traditions locales et autres rituels sacrés (mais cela n’en fait-il finalement pas aussi partie?), faire la rencontre d’une tribu encore peu connue du reste du monde. Je l’appelle la tribu des Bikers Indo.
J’ai pu approcher de près certains membres de cette communauté dont on dit qu’il faut se méfier des charmes envoûtants, tant certains n’en reviennent jamais. Mon amie française, tout juste mariée à l’un d’entre eux, ne dira sûrement pas le contraire.
À quoi les reconnait-on? La plupart du temps, à la quantité non négligeable de tatouages les recouvrant, sorte d’écran total indélébile, à leurs lunettes noires caractéristiques de la fameuse marque américaine, à la forme rectangulaire du paquet de cigarettes dans leur poche de jeans, à la nonchalance qu’ils abordent une fois leur moto enfourchée.
Mélange de rêve américain revisité et de culture balinaise bien ancrée, leur quotidien fait le grand écart entre coutumes indonésiennes immuables et mode de vie à l’Occidental sur fond de Rock anglais, le tout arrosé de Bintang fraîche. Esprits libres et créatifs, non satisfaits du banal scooter sans goût arboré par tous, ils vouent un culte assumé aux bécanes vintage qu’ils désossent eux-mêmes régulièrement dans de petits garages noircis de crasse, jusqu’à les réduire à leur plus simple expression pour enfin les faire renaître de leurs soudures et leur donner un nouveau souffle.
Les Indonésiens, autant que les autres, veulent leur part de rêve. Ils surfent sur leurs envies de liberté, d’aventure et d’échappatoires pour créer leur propre lifestyle. Entre deux “Sunday Rides” autour de l’île regroupant novices et aficionados, ils retapent bécanes et planches de surf, répondant même à certaines commandes spéciales venues de l’île voisine Java, mais aussi d’Australie, de Malaisie, du Japon…
Nugra, l’un des Bikers Indo que je rencontre, natif de Jakarta, pas encore trente ans, me raconte que son grand-père avait déjà une Harley en son temps (1978). À croire que c’est inscrit dans les gênes… Sa première moto, il l’a lui même déboulonnée pour la relooker du tout au tout : jantes métalliques, cuir noir pour la selle, peinture rouge rutilante pour le reste. À en voir la photo, je l’imagine arpenter les routes volcaniques défiant tous les dangers. Quelques mois plus tard, un passant la voit, en tombe amoureux et la lui rachète directement sur le bord de la route. Premier succès pour Nugra. Depuis, quand il n’est pas sur les routes avec ses amis bikers, tous adeptes de la « kustom kulture », cet artiste qui ne s’affirme pas encore comme tel, passe son temps libre au Sambra96Garage, petit garage au centre du village de Batubulan. Il propose ses idées, ses inspirations, puis Chandra, le boss, et son équipe, leur donnent forme “humaine”.
En voulant suivre les traces de ces bikers d’un genre nouveau, guidée par les parfums d’essence vendue dans des bouteilles de vodka recyclées, je traverse jungles et villages typiques, je croise hommes et femmes en prière, j’observe leurs silhouettes faites de batik multicolores se déplacer et déposer leurs offrandes au pied des maisons, je réponds à leurs sourires. Au fil des kilomètres avalés sur ma modeste pétrolette de location, je me surprends à rêver. Je m’imagine vivre au milieu de ces rizières, partager la vie des gens d’ici, me lever et me coucher au rythme du soleil, ralentissant enfin l’infernale course du temps, puisque fatiguée d’avoir trop essayé de le faire chez moi.
Après de nombreuses heures passées aux côtés des motards indonésiens, au salon de tatouage, dans les garages poussiéreux, dans les warong (petits restaurants locaux) et les bars… j’apprends de leur nature candide et généreuse. Je les découvre jour après jour et constate qu’ils se fondent parfaitement dans le décor. Moitié sauvages, moitié apprivoisés, ils sont finalement à l’image de cette île pleine de paradoxes et contribuent à y apporter leur part de mystère. Ne cherchant pas à rompre avec leurs racines, ils affirment au contraire un mode de vie nouveau et original, sans pour autant brusquer les moeurs.
Et puis viens le temps du retour. À trop vouloir m’immerger, je me suis moi aussi laissée envoûtée par les dieux balinais et j’ai bien failli ne pas rentrer. Mais souvent encore, je revois les volutes d’encens, les rayons du soir à travers leur fumée, j’entends le bruit du vent dans les palmiers et, au loin, j’entends ces mêmes dieux me rappeler.
Margaux Michel
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